Soulagement et joie étaient au rendez-vous ce 13 octobre pour la libération des derniers otages vivants retenus par le Hamas et de deux cent cinquante prisonniers palestiniens retenus dans les prisons israéliennes. Pourquoi cette joie largement partagée ? Retrouvant la liberté, les uns et les autres retrouvaient ainsi leur dignité. Cette joie manifeste que l’état normal d’une personne est d’être libre et respectée dans sa dignité. Pas besoin de grands discours pour comprendre cela. Chacun le sait au fond de lui-même.
Si le 7 octobre 2023 n’a pas marqué le début du conflit, le 13 octobre 2025 n’en marque pas la fin.
La situation à Gaza demeure bien incertaine, la colonisation de la Cisjordanie se poursuit même si on en parle moins. La justice n’est pas encore au rendez-vous.
Chronique de la vie à Taybeh et dans ses environs par Qassam Muaddi, journaliste palestinien basé à Ramallah.
C’est le matin du 6 octobre. Le bus pour Ramallah s’arrête dans la rue principale de Taybeh, à notre petit coin de Palestine qui a acquis une renommée internationale ces deux dernières années. Ce village, autrefois connu pour son héritage chrétien palestinien a refait surface dans l’actualité plus tôt cette année pour une tout autre raison. Depuis deux ans, la communauté palestinienne est menacée comme jamais auparavant.
Malgré l’insistance de certains médias à présenter Taybeh comme une exception, à cause de son aspect chrétien, c’est sa place dans le contexte palestinien plus large qui l’a mis au centre des bouleversements politiques des derniers deux ans, résultant de l’accélération des politiques coloniales israéliennes après les événements du 7 octobre 2023. Des politiques qui ont asphyxié le petit village, changeant la vie de ses habitants, comme dans le reste de la Palestine.
Je suis assis à côté du chauffeur. La radio diffuse les nouvelles de Gaza : un quart de la population de Gaza souffre de famine sévère, que la plus haute autorité mondiale en matière de surveillance des famines a officiellement déclaré comme telle. Des centaines de milliers de personnes continuent de fuir Gaza-ville, alors que l’armée israélienne a fermé toutes les voies d’entrée et de sortie et que les bombes continuent de tomber, malgré la déclaration du président américain Trump appelant l’armée israélienne à suspendre ses tirs pour préparer un échange de prisonniers.
«Comment s’annonce la récolte des olives cette année ?» je demande au chauffeur.
«Je ne pense pas qu’il y aura une récolte pour la plupart des gens », répond-il. « Beaucoup de familles ont leurs oliveraies à l’est du village. Les colons harcèlent quiconque s’y rend. C’est trop risqué.»
Les gens ne peuvent plus récolter leurs olives pour la troisième année consécutive. Les passagers du bus parlent de l’espoir d’une fin possible à la guerre de Gaza, alors que des pourparlers de cessez-le-feu débutent en Égypte. Mais nous avons déjà vécu cela plusieurs fois, pour voir nos espoirs s’effondrer ensuite. Puis quelqu’un dit tout haut ce que tout le monde pense sans doute en silence : « J’espère juste que, s’il y a un cessez-le-feu, ils ne vont pas recommencer ici. »
Deux ans plus tôt, le 8 octobre 2023, une centaine de personnes de Taybeh se sont réunies au cimetière du village pour les funérailles d’un ancien. Durant la cérémonie, les conversations ne portaient que sur l’attaque de la résistance palestinienne la veille. La plupart s’attendait à ce qu’Israël lance une campagne de bombardements brutale qui durerait des semaines, voire des mois. Cette perspective seule était terrifiante.
Deux jours plus tôt, le 6 octobre, j’avais rédigé un article sur le fait que 2023 avait été l’année la plus meurtrière pour les enfants palestiniens depuis longtemps. La majorité des victimes étaient en Cisjordanie. Pendant des mois, les forces israéliennes avaient intensifié leur répression à Jénine et Tulkarem, allant jusqu’à mener des frappes aériennes — une première en Cisjordanie depuis 2002.
En août de cette même année, environ 1 000 prisonniers palestiniens ont annoncé une grève de la faim massive pour protester contre la répression de leurs droits, alors que l’isolement prolongé, la surpopulation des cellules et la négligence médicale entraînaient des décès. Au 6 octobre, 5 000 Palestiniens étaient détenus dans les prisons israéliennes, dont 1 300 en détention administrative, sans procès. Tout cela était largement absent des médias occidentaux.
Ces mêmes médias, après le 7 octobre, ont commencé à employer un vocabulaire qu’ils n’avaient jamais utilisé pour décrire le traitement des Palestiniens par Israël. « Brutal », « odieux », « barbare » étaient sur toutes les lèvres, sans mentionner le contexte : les 18 années de siège de Gaza, les 56 ans d’occupation, les innombrables campagnes de bombardement depuis 1956, et les 76 ans de déplacement et de dépossession. Tout semblait présenté comme si le 7 octobre marquait le début de l’histoire. Il est vite devenu évident que l’on préparait le terrain pour quelque chose de bien plus vaste qu’une simple réponse à l’attaque du Hamas.
Cette semaine-là, les églises de Taybeh ont organisé des messes spéciales pour la paix et pour le peuple de Gaza. Lors des précédentes guerres contre Gaza, les églises collectaient des dons pour envoyer de l’aide humanitaire. Cette fois, il n’y avait aucun moyen d’envoyer quoi que ce soit, et les événements se sont rapidement aggravés à Taybeh même.
Les checkpoints ont doublé sur toutes les routes environnantes et les colons israéliens ont commencé à attaquer les voitures quotidiennement. Aux checkpoints, les véhicules devaient attendre des heures et les soldats israéliens fouillaient les téléphones des passagers. Les témoignages se multiplient : des Palestiniens arrêtés, fouillés de manière invasive, battus pour avoir des applications comme Telegram sur leur téléphone ou pour avoir des vidéos des événements du 7 octobre ou des bombardements à Gaza.
Le 12 octobre, des colons israéliens ont tiré sur une famille de la ville voisine de Deir Jarir, alors qu’elle circulait sur la route entre Taybeh et Ramallah. La mère, Randa Ajaj, 33 ans, a été tuée et son fils de 17 ans, ancien élève de l’école catholique de Taybeh, a été blessé. La route est alors bloquée et je suis contraint de rester à Ramallah.
Plus tard dans la nuit, un autre groupe de colons a attaqué la communauté bédouine de Wadi Siq, de l’autre côté de Taybeh, déplaçant sous la menace des armes les 40 familles qui y vivaient. Cette communauté existait sur
A lire aussi, le rapport de Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 : Occupation sans fin, génocide et profit : la Rapporteuse spéciale dénonce dans son rapport les enjeux commerciaux qui sous-tendent la destruction de la Palestine
les terres de Taybeh, classées en zone C depuis des décennies. Je suis resté éveillé à regarder des vidéos de familles bédouines errant dans les rues de Taybeh, ne portant que ce qu’elles avaient pu emporter, à la recherche d’un abri.
Dans les mois qui ont suivi, les colons ont fait la même chose avec les 20 communautés bédouines vivant sur les pentes entre Taybeh et Jéricho, vidant toute la zone de toute présence palestinienne. Plusieurs familles bédouines sont passées devant ma maison, leurs tracteurs chargés de leurs affaires, et ont installé leurs nouveaux campements à la périphérie du village. C’était comme si la Nakba de 1948 revenait en couleurs.
Une semaine plus tard, mon père sort dans le jardin, furieux, en voyant un garçon bédouin faire paître une vingtaine de moutons près de notre oliveraie. Les oliviers sont aussi sacrés pour un paysan palestinien que les moutons le sont pour un bédouin. Il demande au garçon de qui il est le fils et, à sa réponse, mon père comprend qu’il appartient à la famille qui vient de s’installer à quelques centaines de mètres, après avoir été déplacée des collines. Il retient sa colère et demande doucement au garçon d’éloigner les moutons des oliviers. « Les pauvres, ils n’ont plus d’endroit où faire paître leurs bêtes », murmure-t-il ensuite.
« Aujourd’hui je regardais la liste des victimes à Gaza, classant les noms par âge et j’ai dû rouler l’écran sur six pages avant d’arriver au premier nom âgé d’un an » m’a-t-il raconté en essuyant ses larmes. Il est oncle et parrain. Je le comprends. Les gens de Gaza sont notre peuple. A part la différence de l’intensité du côté physique, leur tragédie est la nôtre. Quelques semaines plus tôt, un journaliste d’Al-Jazeera enregistrait une vieille femme parmi la foule des déplacés qui fuyaient la ville de Gaza. Elle pleurait en silence, contenant ses larmes.
« J’ai fui notre village en 1948 avec ma famille quand j’étais enfant, puis j’ai fui encore au centre de Gaza en 1967 et j’ai fui les bombardements en 2008 et à la fin de ma vie, je fuis encore » disait-elle. « Tout ce que je veux c’est revoir mon village d’origine une fois avant de mourir » conclut-elle. Son accent était presque identique à celui de ma grand-mère. Ses traits, sa manière de contenir ses émotions, étaient les mêmes que n’importe quelle grand-mère de Taybeh.
Le 19 janvier 2025, le premier cessez-le-feu est entré en vigueur. C’était un dimanche. Entre le vendredi et le samedi, l’armée israélienne avait installé cinq portails métalliques autour de Taybeh, transformant le village et trois villages voisins en une cage. La même chose s’est produite dans toute la Cisjordanie. Ce dimanche-là, les checkpoints israéliens ont paralysé les déplacements palestiniens à tel point que certains, partis de Ramallah dans l’après-midi, ont rapporté être arrivés à Naplouse à deux heures du matin.
Pendant les six semaines suivantes, l’armée israélienne a fermé les portails métalliques chaque week-end, aux heures de libération des prisonniers palestiniens, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu. Tous les prisonniers de Cisjordanie étaient libérés à Ramallah, et les familles devaient venir le plus tôt possible, parfois depuis Jénine ou Hébron, pour attendre leurs proches. Taybeh et les villages voisins étaient bouclés, et les gens restaient coincés à l’intérieur pendant des heures.
Le 18 mars à l’aube, des avions de guerre israéliens ont lancé une vague de bombardements sur Gaza, tuant 400 Palestiniens en dix minutes. Le cessez-le-feu s’est effondré. Je suis réveillé par un appel d’une amie artiste qui pleurait désespérément. “Durgham, l’artiste qui faisait des jeux et des chants pour les enfants dans les camps des déplacés, tu te souviens ? ” Elle m’interroge.
C’était le jeune artiste, Durgham Qureiqa qui avait collaboré avec des artistes de Ramallah à distance pour organiser des activités ludiques pour les enfants de Gaza sous les bombes. Il était parmi les premières victimes de la reprise des bombardements par l’armée israélienne.
A Taybeh, les choses évoluent rapidement. Les colons s’approchent des maisons de plus en plus près. Le 25 juin, des colons israéliens ont lancé une attaque massive contre le village voisin de Kufr Malik, à cinq minutes de Taybeh, tuant trois jeunes hommes, dont un citoyen américain. Le même soir, un autre groupe de colons a attaqué la maison d’une famille bédouine à l’entrée de Taybeh et a mis le feu à un arbre dans la cour. Le lendemain, Taybeh faisait la une des journaux. Des expatriés de la diaspora ont appelé leurs familles à Taybeh, paniqués, voulant savoir ce qu’il s’était passé.
Une semaine plus tard, des jeunes de Taybeh se sont précipités vers l’ancienne église d’al-Khader, le lieu le plus sacré pour les habitants du village, à quelques mètres du centre-ville. Un incendie faisait rage contre le mur arrière de l’église. Ils se sont retrouvés face à un groupe de jeunes colons israéliens qui les filmaient avec leurs téléphones. Quelques colons plus âgés ont tenté d’éteindre le feu, probablement conscients de la sensibilité du lieu. Les pompiers palestiniens sont arrivés une demi-heure plus tard.
Je suis arrivé sur les lieux une fois le feu maîtrisé et éteint. Les gens s’étaient rassemblés, choqués et horrifiés. Une femme a murmuré à son mari en me voyant passer : « Si on n’est même plus en sécurité à al-Khader, que nous reste-t-il ? » Je me suis tenu devant le mur emblématique à l’intérieur de l’église et j’ai regardé les empreintes de mains séchées sur la paroi. Les habitants de Taybeh sacrifient des agneaux en ce lieu et offrent la viande aux pauvres, pour remercier Dieu des bénédictions reçues, en imprimant leurs mains avec le sang du sacrifice sur le mur.
Cette tradition trouve son origine dans le récit de l’Exode hébreu de l’Ancien Testament, mais les gens de Taybeh l’observent par héritage depuis des siècles. Le site est utilisé à des fins rituelles sans interruption depuis l’époque païenne des Cananéens. En regardant les empreintes sur le mur, je pense aux colons qui sont venus ici. Savent-ils ce que ce lieu signifie pour nous ? Croient-ils vraiment qu’ils pourront un jour y ressentir le même lien ?
Depuis, les colons israéliens n’ont pas cessé de venir à Taybeh, allant jusqu’à incendier une voiture et inscrire des menaces sur un mur. Les checkpoints entravent les déplacements chaque jour et les habitudes des gens ont changé de manière irréversible. Notre nouveau voisin bédouin a vendu tous ses moutons après que des colons en ont volé une partie, deux ans après l’avoir déplacé, lui et sa famille. Il ne peut plus être bédouin, tout comme les paysans qui ne peuvent plus récolter leurs olives, ne peuvent plus être paysans.
Je retourne à Taybeh par le même bus, à la veille du deuxième anniversaire du 7 octobre. Les anciens qui s’asseyaient chaque jour devant l’épicerie ne me demandent plus si je vais bientôt me marier, comme ils le faisaient depuis mes 18 ans. À la place, ils me demandent comment ça se passe à Gaza, s’il y aura un cessez-le-feu, si la situation va s’apaiser en Cisjordanie, ou si, au contraire, elle va empirer. Je ne sais pas quoi répondre. Je suis journaliste, pas oracle.
« Espérons le meilleur », je dis. « Inchallah », répondent-ils, les mains et les yeux levés vers le ciel.
Cela fait deux ans, et personne ne sait si le pire est derrière nous ou s’il est encore à venir. Je pense à mes collègues à Gaza, à leurs familles, à leur peuple, à notre peuple là-bas. Affamés, déplacés, brisés au-delà de toute endurance humaine. Je me sens privilégié et coupable d’avoir un lit et un toit au-dessus de ma tête, me permettant de clore mes pensées à la fin de la journée.
Le bourdonnement d’un drone résonne au-dessus des collines de Taybeh, tandis que les lumières des campements de familles bédouines déplacées scintillent timidement à travers la fenêtre de ma chambre, depuis la vallée voisine. Deux années se sont écoulées comme une semaine. Mais la vie a changé, dans notre petit coin, l’un des plus petits de Palestine, comme si deux siècles s’étaient écoulés. C’est un autre octobre
















