Germes de démocratie en Biélorussie

En décembre dernier, vous avez découvert la défenseuse des droits biélorusse en exil, Olga Karatch à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’homme. En écho à la journée mondiale de la paix du 1er janvier, nous lui laissons nous détailler la situation de son pays. Les signaux d’avancées démocratiques sont certes faibles mais ils existent.

Des propos recueillis par Marine de Vanssay le 26/11/2024

Olga Karatch, vous dénoncez de nombreuses violations des droits de l’homme en Biélorussie. On ne compte plus le nombre de femmes et d’enfants, de représentants de la société civile, de journalistes et d’artistes emprisonnés. En tant que défenseuse des droits de l’homme : comment pouvez-vous agir ?

En effet, la situation est grave, et en particulier pour les prisonniers politiques. Nous ne connaissons pas leur nombre exact car leurs proches n’osent pas dénoncer ce qui se passe en prison. Ceux qui dénoncent courageusement les tortures subies par leurs proches ou l’injustice de leur emprisonnement, prennent le risque d’être à leur tour pris pour cibles par le régime et d’être arrêtés et emprisonnés.
Les parents des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des activistes sont la cible privilégiée du régime actuel. Par exemple, dans mon cas, mes parents étant menacés, ils ont dû fuir à l’étranger. Quant à mes beaux-parents, ils ont été tragiquement retrouvés morts en décembre 2022 alors que je venais de recevoir le prix des droits de l’homme de la ville de Weimar en Allemagne et que le « Mémorial russe » avait reçu le prix Nobel de la paix. Voici ce que ma famille subit par le simple fait de nos liens.

Plus généralement, ce sont tous les défenseurs biélorusses des droits de l’homme qui font l’objet d’attaques intenses. Moi-même, j’ai été qualifiée de terroriste et d’extrémisme à 19 reprises ce qui me rend passible de la peine capitale. J’ai aussi été condamnée à 12 ans de prison, à une amende de 170 000€ et à de multiples formes de répression. Cependant, au-delà de la torture physique et du manque de soins médicaux, les prisonniers politiques craignent encore plus la stigmatisation idéologique systémique qu’ils subissent.
Par exemple, ils sont contraints de porter des écussons jaunes qui signalent leur accès limité aux colis alimentaires, aux visites et aux appels téléphoniques. Cette « stigmatisation par la couleur » est un marqueur social qui sépare les prisonniers en fonction de leur statut. Alors que tous les prisonniers sont égaux en vertu de la loi biélorusse, dans les faits, la couleur qu’ils portent dicte leur statut, la réduction de leurs droits et l’augmentation des fouilles de leurs cellules. Cet écusson jaune est particulièrement symbolique du fait de sa référence extrêmement négative à l’Holocauste. Je suis persuadée que le régime biélorusse utilise cyniquement ce symbole pour déshumaniser les prisonniers politiques.
En 2018, notre organisation, Our House, a été la première à dénoncer l’utilisation de ces écussons comme vecteurs de ségrégation et de stigmatisation, et à prouver que le ministère de l’Intérieur lui-même soutient cette pratique.

Je suis fière que notre association ait été la première à soulever cette question sur la scène internationale. Cette pratique est inacceptable, non seulement parce qu’elle évoque un traumatisme historique, mais aussi parce qu’elle symbolise la ségrégation et la déshumanisation d’individus en fonction de leurs convictions. Je demande donc instamment à la communauté internationale de continuer de sensibiliser sur ce sujet, et j’exige la fin de ces pratiques qui perpétuent la souffrance de ceux qui défendent la liberté et la justice en Biélorussie.

Ce sont tous les défenseurs biélorusses des droits de l’homme qui font l’objet d’attaques intenses. Moi-même, j’ai été qualifiée de terroriste et d’extrémisme à 19 reprises ce qui me rend passible de la peine capitale.

Comment l’opposition et la résistance s’organisent-elles à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de la Biélorussie ?

Après la révolution biélorusse de 2020 , le pays était euphorique. Beaucoup ont cru que le mouvement était suffisamment fort pour enclencher la transition démocratique du pays. A la place, c’est une effroyable vague de terreur qui s’est abattue sur toute la société civile confrontée à une répression intense. Le traumatisme, l’épuisement et les autres défis qui ont suivi ont continué à fragmenter la résistance. Actuellement, cinq ou six groupes résistent qui, malheureusement, ne communiquent pas entre eux et n’entretiennent pas de dialogue politique. Dans ce contexte, nous aurions vraiment besoin de réunir toutes ces différentes parties de la société civile pour qu’elles négocient et alignent leurs efforts. Mais, pour que ces acteurs réalisent la valeur du dialogue et de la coopération, cela va prendre du temps. Cependant le processus est en route même s’il progresse lentement à cause des conflits internes, des difficultés de communication et de la peur de parler ouvertement. Les menaces qui pèsent sur les activistes biélorusses en exil dans les pays européens comme la Lituanie, sont un frein supplémentaire, mais cela avance.

Au traumatisme collectif de 2020 (arrestations, élections truquées…) s’ajoute le contexte de la guerre en Ukraine et le risque d’escalade nucléaire actuels. Nous avons besoin de nouveaux dirigeants capables de formuler un programme pacifique et prêts à s’engager dans la transformation démocratique du pays : la société civile biélorusse manque d’une vision et d’un cap clairs. Le contrat social qui prévalait au moment de la révolution de 2020 a disparu et nous n’avons pas réussi depuis à dessiner d’accord collectif. À l’époque, il y avait un accord tacite : nous devions éliminer Loukachenko, organiser des élections équitables conformément aux normes internationales, et ensuite chacun pouvait poursuivre ses idées. Malheureusement, cette vision fédératrice n’est plus d’actualité.

Nous ne sommes pas d’accord sur la manière de libérer la Biélorussie et de la transformer. La majeure partie des groupes d’opposition adhère à une approche militariste sous la bannière du Cabinet Uni de Transition mené par Svetlana Tikhanovskaya qui estime que le changement ne sera obtenu que par la force. À l’inverse, avec d’autres, nous pensons que le changement doit se faire de manière non violente et pacifique. Certes, cette voie prendra plus de temps, mais les résultats en seront plus durables. Ces deux approches – militariste et pacifiste – sont très difficiles à concilier. Nous avons bien du mal à trouver un terrain d’entente. Néanmoins, je pense que le processus avance et qu’avec le temps, nous pourrons trouver une solution qui convienne aux deux mouvements.

En fin de compte, la résistance à l’intérieur et à l’extérieur de la Biélorussie continue d’évoluer. Il faut du temps, de la réflexion et du dialogue pour surmonter ces divisions, et j’espère que la société civile biélorusse parviendra à trouver un consensus tenable.

Eglise St Simon et Ste Hélène de Minsk
ACTION

Les réfugiés biélorusses en Lituanie peuvent être renvoyés dans leur pays où ils risquent la peine capitale. Vous pouvez agir en dénonçant cette situation par la signature d’une pétition : Russie, Biélorussie, Ukraine : Protection et asile pour les déserteurs et les objecteurs de conscience au service militaire

Les chrétiens font également l’objet de violences graves : pourquoi sont-ils attaqués ?

En Biélorussie, la plupart des chrétiens font particulièrement l’objet d’une intense et violente répression. Le gouvernement fait systématiquement pression sur eux en les arrêtant, en les emprisonnant longuement et en leur interdisant toute pratique religieuse. Par exemple, en prison, les symboles religieux tels que les croix sont souvent arrachés et les prisonniers, en particulier les prisonniers politiques, ont interdiction de prier, de recevoir des bibles ou des livres de prière. Ces tentatives de suppression de la foi vont jusqu’à refuser aux prisonniers l’accès aux services religieux et aux funérailles de leurs proches, les privant ainsi de la possibilité de faire leurs derniers adieux.

Au-delà de l’emprisonnement, les familles pratiquantes sont aussi confrontées au risque d’enlèvement de leurs enfants. En vertu du décret présidentiel n°18, officiellement présenté comme une mesure de protection de l’enfance, les familles pratiquantes risquent de voir leurs enfants placés dans des institutions publiques sans justification légale. Dans les faits, ce décret est un véritable outil de répression des familles croyantes, leur foi devenant un des critères du retrait de leurs enfants.
Le régime biélorusse cherche à supprimer la dissidence en s’attaquant à la vie spirituelle et aux croyances personnelles de ses citoyens. Les croyants, en particulier les chrétiens, sont considérés comme une menace parce que souvent ils suivent leur conscience et rejettent les ordres illégaux et la violence. Ils vont à rebours de l’obéissance aveugle souhaitée par le régime.

Mais en fin de compte, c’est l’ensemble de la population qui est vulnérable sous ce régime totalitaire. Ils veulent contrôler tous les aspects de la vie des gens, leurs croyances et leurs valeurs, leur santé et leurs libertés personnelles. D’autres groupes sont marginalisés et confrontés à cette répression : les personnes handicapées, les jeunes, les femmes, les personnes LGBTQ+, les étudiants, les travailleurs et les entrepreneurs. C’est encore pire s’ils résistent au conformisme ou s’ils montrent des signes d’attachement à des principes personnels. La violence du régime s’étend même aux animaux domestiques des manifestants qui sont confisqués ou abattus, ce qui souligne l’étendue du contrôle que le régime cherche à exercer sur tout être vivant.

Dans cette situation, quelle issue voyez-vous pour la paix et la réconciliation en Biélorussie ?

Agir pour la paix et la réconciliation en Biélorussie est un véritable défi suite au traumatisme historique collectif du pays vécu sour les répressions staliniennes. Aujourd’hui, l’un des sujets les plus difficiles, et le plus souvent passé sous silence, sont les dénonciations massives au KGB. Elles se produisent fréquemment non seulement entre voisins ou collègues de travail, mais aussi entre membres d’une même famille. C’est un défi unique et déchirant pour la réconciliation.
Comment se réconcilier avec un parent qui vous a trahi ? Imaginez que vous ayez survécu à la torture, à l’emprisonnement ou même à des violences sexuelles et que vous découvriez que c’est un frère ou une sœur ou un parent qui vous a dénoncé aux autorités…

La réconciliation chez nous se heurte à une difficulté supplémentaire : la violence et la répression sont infligées non pas par un ennemi extérieur, comme en Ukraine, mais par les concitoyens. Malgré toute la douleur, l’horreur et la souffrance qu’endurent les ukrainiens, les Ukrainiens savent que toutes les atrocités sont commises par un ennemi extérieur. Chez nous, la terreur est moins visible mais elle est omniprésente et déchire les communautés et les familles d’un même territoire.
Un homme arrêté et torturé peut avoir un enfant qui fréquente la même école que l’enfant du policier qui l’a torturé. Ces enfants peuvent être assis dans la même salle de classe, alors que leurs pères se trouvent de part et d’autre de ce fossé de violence.

Malgré notre conscience de la taille du défi qui se présente à nous, nous avons commencé chez « Our House » à œuvrer sur ces sujets. Mais la réconciliation entre les Biélorusses nécessitera le soutien urgent d’organisations qui, comme Pax Christi, possèdent une expérience en matière de consolidation de la paix et de la réconciliation. La Biélorussie manque de telles compétences et le concept même de réconciliation reste mal compris dans la région. Pourtant, il est essentiel de s’attaquer à ces blessures pour briser le cycle de la colère, de la haine, du désespoir et de la dépression qui ronge notre société.

Nous avons besoin d’apprendre à naviguer, avec précaution, dans ces processus profondément douloureux pour progresser vers un avenir plus pacifique et nous unifier.

Le prix humain de la trahison

Une de mes collègues, co-organisatrice de la ligne d’assistance téléphonique de « Our House » lors des manifestations de 2020, a été victime d’une telle trahison.

Elle a été arrêtée le 14 juillet 2021, est soumise à de graves tortures et risque jusqu’à 20 ans de prison. Mais ce qui l’a le plus ébranlée a été de découvrir qu’elle avait été dénoncée par son père et son frère. Son jeune frère, celui-là même qu’elle avait accueilli chez elle et qui l’aidait activement dans son travail en faveur des droits de l’homme ! Cette dévastation morale s’est avérée être un tel fardeau qu’elle a décidé d’abandonner complètement son action en faveur des droits de l’homme.

Une autre collègue, mère de deux enfants, a été contrainte de fuir illégalement le pays lorsque sa propre mère l’a dénoncée au KGB pour avoir participé à des grève et à des manifestations. Le KGB l’ayant menacée d’envoyer ses enfants dans un orphelinat, elle a dû partir et traverser la frontière lituanienne pour sauver sa famille. Le traumatisme de cette trahison reste très vif.