La Cour Suprême de Russie a prononcé la dissolution de Memorial le 28 décembre dernier. Cette décision porte un coup d’arrêt à l’action de cette ONG qui travaille depuis 30 ans à la reconnaissance des crimes de l’Etat soviétique et à la défense des droits de l’Homme.
Trois questions à Clémentine Fauconnier, maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Haute Alsace, autrice de l’ouvrage Entre le marteau et l’enclume : Russie unie, la fabrication d’une hégémonie partisane dans la Russie de Poutine, aux Éditions du Septentrion, presses universitaires de Lille.
Quelle est la place de Mémorial au sein de la société civile Russe. Pouvez-vous préciser la portée de son action?
Mémorial a été créé en 1989 durant la période de l’histoire de l’URSS qu’on a appelé la perestroïka, qui a été marquée par une libéralisation progressive de la vie politique ainsi qu’une grande ébullition intellectuelle et sociale. Elle a été la première ONG spécialisée dans la défense des droits de l’Homme ainsi que la dénonciation des crimes commis à l’époque soviétique. L’organisation a en outre acquis rapidement un rayonnement particulier en raison de la personnalité de son fondateur et premier dirigeant : le dissident Andreï Sakharov, lauréat du prix Nobel de la paix en 1975.
En trois décennies, Mémorial a accompli à la fois un travail de mémoire et d’enquête fondamental, mais a également documenté les violences et abus contemporains : durant les deux guerres de Tchétchénie par exemple. Elle a également publié une liste des prisonniers politiques dans la Russie actuelle et a dénoncé les exactions perpétrées par le Groupe Wagner, société militaire privée liée au gouvernement russe et présente dans de nombreux théâtres de conflits.
La portée de son action était double. Tout d’abord, Mémorial jouait un rôle d’enquête et d’établissement des faits – passés et présents – fondamental, dans un contexte où les possibilités d’investigation sont de plus en plus contraintes. Ensuite en raison des conditions de sa fondation, elle a symbolisé à travers les années l’enthousiasme, l’aspiration à la démocratie, à la liberté, à la transparence qui avaient contribué à l’effondrement de l’URSS. D’une certaine façon, sa liquidation semble fermer définitivement une parenthèse d’émancipation de la société face à la toute-puissance de l’État.
ONG russe la plus célèbre à l’étranger, Mémorial était – d’après le centre indépendant d’analyse de l’opinion publique Levada – connue d’un tiers des Russes, et bénéficiait d’un avis positif auprès de 58% d’entre eux. Les chiffres augmentent avec l’âge des enquêtés.
Comment interpréter la décision de sa dissolution par les autorités ? Pourquoi intervient-elle maintenant ?
On aurait pu penser que le rayonnement et la notoriété de Mémorial constituent une protection, non contre des (ré)pressions déjà anciennes et violentes, mais contre une action aussi radicale que la dissolution décidée le 28 décembre dernier.
Si la création du statut d’« agent de l’étranger » (voir question suivante) a été un tournant, la liquidation de l’ONG intervient dans un contexte de durcissement plus récent dans la continuité des affaires Navalny. La tentative d’empoisonnement de cet opposant à Poutine, en août 2020, puis son emprisonnement quelques mois plus tard lui ont donné une renommée internationale. La réaction des autorités russes – qui jusque là utilisait plutôt l’arme des poursuites judiciaires – a été bien supérieure cette fois-ci en poursuivant plusieurs membres de son entourage et en liquidant les organisations au nom de leur « extrémisme ». Il ne s’agit donc plus seulement d’entraver les voix dissidentes, de les intimider ou de les assourdir – ce qui restait jusqu’à récemment la méthode dominante – mais bien de les faire taire, de façon beaucoup plus large et systématique qu’auparavant.
Memorial pâtit du statut « d’agent étranger » mis en place par le Kremlin en 2012, quelle est la nature de ce statut ? Fait-il peser une menace répressive sur d’autres organisations ou personnalités russes ?
La création du statut d’ « agent de l’étranger » intervient à l’issue du grand mouvement de protestation de l’hiver 2012. D’une ampleur inédite depuis l’effondrement de l’URSS, il visait les fraudes électorales commises durant les élections législative et présidentielle ainsi que le retour à la présidence de Poutine – après les quatre ans de mandat de Dmitri Medvedev – . C’est d’ailleurs à ce moment qu’avait émergé la figure d’Alexeï Navalny.
Depuis longtemps la principale crainte de Vladimir Poutine et de son entourage n’est pas celle de l’alternance – le système et les élections sont bien trop mis sous contrôle pour ça – mais d’une révolution orchestrée depuis l’Occident. Le soupçon est donc que des organisations sociales et politiques, financées en partie depuis l’étranger plus particulièrement les États-Unis, alimenteraient des positions hostiles aux dirigeants, manipulant l’opinion et servant in fine de fer de lance aux tentatives d’ingérence dans la politique intérieure russe.
Le terme vise, à l’origine, toute organisation ayant des « activités politiques » – la définition étant très floue et large – et qui bénéficie même très partiellement de financements non-russes. Particulièrement mises sous pression une fois désignées comme telles, les entités concernées doivent s’auto-désigner comme « agent de l’étranger » en amont de toute communication orale ou écrite. Elles font en outre l’objet d’une surveillance particulière et peuvent se voir dissoute au prétexte de ne pas se soumettre aux nombreuses exigences qui leur sont imposées.
Plusieurs fois amendée, la « loi sur les agents de l’étranger » vise désormais en outre des médias mais aussi des citoyens. En plus des fortes contraintes qu’elle impose, elle fait peser de fait une menace juridique sur l’ensemble des organisations ou personnalités ayant des activités susceptibles de déplaire au Kremlin. La dissolution d’une organisation aussi connue, ancienne et respectée que Memorial marque une étape supplémentaire dans le processus en indiquant très clairement que personne n’est à l’abri.
Certains des membres de Memorial réfugiés en France, continuent à défendre les droits humains. Au prix de leur vie ?