Face aux politiques migratoires, certains se démènent pour sauver des vies. Cet impératif qui devrait se passer de politique est malheureusement mis à mal par l’absence de coopération et d’engagement des États. Dans ce contexte, les paroles du pape François à Marseille furent un véritable réconfort. Rencontre avec Sophie Beau, la fondatrice et directrice de SOS Méditerranée.
En mer, les lois internationales bafouées
En général, comment s’organise la coopération entre vous et les états pour les sauvetages en mer ?
Depuis la fin de Mare Nostrum en novembre 2014, aucun autre système étatique de sauvetage n’a été mis en place par l’Europe. L’Italie s’est désistée du rôle de coordination des sauvetages qu’elle avait endossé jusqu’en 2018 avec beaucoup de professionnalisme, au profit des garde- côtes libyens qui sont totalement défaillants. Dans ce contexte, un décret italien a été voté en janvier 2023 qui ajoute à la complexité en limitant nos sauvetages en mer. La coordination des secours en Méditerranée est devenue très problématique alors que le nombre de traversées vers l’Europe a augmenté de quasi 60% en 2023 . Des entraves sont mises sur notre route pour secourir les personnes en détresse en mer. Les ONG sont limitées dans leurs missions. C’est incompréhensible.
En décembre dernier, votre bateau, l’Océan Viking, a été l’objet d’une détention administrative de 20 jours dans le port de Bari par les autorités italiennes : que se passe-t-il pour vous et les rescapés dans ces cas-là ?
Bien que le navire ait rejoint le port de débarquement de Bari indiqué par les autorités italiennes comme convenu, exactement à l’heure indiquée, le navire a été bloqué 20 jours après le débarquement à terre des rescapés. Il nous a été reproché d’avoir effectué une déviation de quelques heures alors qu’une nouvelle alerte de détresse avait été reçue, ce qui est contraire au droit maritime. Ces détentions administratives ont pour effet immédiat de nous empêcher de mener nos missions de sauvetage.
En janvier 2024, vous avez été sommés d’aller débarquer les personnes rescapées en Toscane, soit à plus de trois jours de navigation : quels sont les effets de cette situation sur vos missions ?
Dans le droit maritime international, les états côtiers ont la prérogative et l’obligation de nous indiquer « un port sûr » où débarquer « sans délai ». Depuis Toulon en 2022, où nous avions été accueillis après trois semaines d’errance pour refus d’assignation d’un port par l’Italie, ils ne font plus cela. Ils sont rapides, certes, mais ils nous envoient très loin et c’est du temps pendant lequel le bateau est empêché d’agir. Mises bout-à-bout, immobilisations, ports lointains et interdictions de sauver plusieurs embarcations d’affilée, notre activité se réduit en temps et en capacité : l’ensemble des navires d’ONG a perdu au total près de deux ans d’opérations rien que sur
2023. Alors que les traversées ont significativement augmenté en 2023, nous sauvons moins de gens. Au large des côtes libyennes, tunisiennes et italiennes, la route de la Méditerranée centrale est la plus mortelle des routes migratoires, ce qui s’aggrave de jour en jour dans ce contexte de criminalisation de nos activités.
La route de la Méditerranée centrale est la plus mortelle des routes migratoires
Vous recevez quand même des ordres de sauvetage de la part de l’état italien : vous considèrent-ils comme partenaires ou comme poil à gratter ?
Jusqu’en juin 2018, les sauvetages étaient coordonnés très efficacement par les gardes-côtes italiens, même s’il y avait un manque cruel de navires de sauvetage. Pour faire face à ces manques, les ONG de sauvetage se sont multipliées et nous collaborons désormais pour repérer les embarcations en détresse.
Le plus difficile est de se confronter à la défaillance totale des autorités maritimes libyennes sur leur zone SAR et nous faisons face à de graves dysfonctionnements par rapport au droit maritime. Comme à terre, il existe un devoir d’assistance inconditionnel en mer. Ce principe de droit international souverain est bafoué. Ne pas secourir les vies des personnes en danger de mort est contraire au droit et à la morale. Durant toutes mes années dans l’humanitaire, je n’ai jamais vu ça !
Dans ce contexte : qui sont vos alliés ?
Nos soutiens les plus efficaces émanent de la société civile qui fait pression pour que le droit maritime soit respecté. Le réseau de SOS MÉDITERRANÉE comprend 750 bénévoles en France et plus d’un millier si l’on inclus l’Allemagne, l’Italie et la Suisse.
Vous avez participé aux rencontres Méditerranéennes de septembre 2023 à Marseille. : qu’en avez-vous retiré ?
Notre rencontre avec le pape François a été un moment
extrêmement fort. Il est le seul chef d’état à dénoncer la « culture de l’indifférence » (janvier 2019) et à rappeler au monde notre « devoir de civilisation et d’humanité » en plus du droit international (Marseille 2023). Ce jour-là, il nous a reçus en audience privée. Il a reconnu que notre mission était très difficile et nous a encouragés à poursuivre. Ce fut d’un grand réconfort.
Propos recueillis par Marine de Vanssay