Deux visages de femmes symbolisent la lutte pour la défense de la liberté d’expression et le respect des droits humains dans la fédération de Russie. Deux femmes assassinées en 2006 et 2009, la journaliste Anna Politkovskaia et de Natalia Estemirova, elle aussi journaliste et défenseure des droits.
A leur suite, d’autres femmes ont pris la relève, comme Natalia Morozova, juriste au Centre de défense des droits humains de Memorial, aujourd’hui réfugiée en France. Elle y poursuit son travail pour Memorial à distance et travaille comme consultante auprès de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH).
Craignant pour sa sécurité, Natalia Morozova a quitté la Russie quelques mois après la décision de la cour suprême russe de liquider Memorial International et le Centre de défense des droits humains en décembre 2021. Les deux organisations avaient été déclarées au préalable « agents de l’étranger » par la justice russe. Leur travail était pourtant essentiel à la reconnaissance des crimes de la répression stalinienne et des atteintes aux droits humains perpétrées par l’État russe.
Quelles sont, d’après vous, les causes réelles de la liquidation de Memorial International et du Centre de défense des droits humains ?
Memorial International a été créé à la fin des années 1980 quand la Russie a commencé à s’orienter vers la démocratie, pour commémorer les victimes de la répression stalinienne. Il s’agissait d’un mouvement national visant à collecter des archives pour permettre de rendre hommage aux victimes de la grande terreur. Le principe fondateur était que la répression stalinienne et la grande terreur ne devaient jamais se répéter. Les membres de Memorial ont rapidement compris qu’on ne peut pas lutter pour les droits des victimes de la répression stalinienne sans lutter pour les Droits Humains aujourd’hui. En plus d’être des historiens, les membres de Memorial sont aussi devenus des défenseurs des droits. Ils ont joué un rôle essentiel pendant la guerre de Tchétchénie en recensant les crimes de guerre. Ils sont aussi à l’origine de la première condamnation de la Russie par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour des crimes commis par l’armées russe contre des civils. C’est pour ça que l’État russe a liquidé Memorial juste avant la 2ème étape de la guerre d’Ukraine, pour éviter qu’un travail similaire à celui mené en Tchétchénie par Memorial soit effectué en Ukraine.
Que symbolise cette liquidation ?
Pour l’État Russe, c’est un symbole très fort. Memorial est une des ONG parmi les plus respectées et les plus anciennes en Russie. Le message qu’envoie l’État est qu’il peut liquider n’importe quelle ONG. Avant de lancer une invasion massive de l’Ukraine, l’État devait se débarrasser de ceux qu’il considérait comme des ennemis internes. Et ce sont surtout ceux que l’État lui-même a désignés comme agents de l’étranger. Et pour la Russie de Poutine, Memorial a toujours été un agent de l’étranger par excellence.
Vous êtes juriste à Memorial depuis 2019, comment avez-vous pris la décision de vous engager pour la défense des droits humains ?
J’ai un parcours un peu bizarre ! J’ai travaillé comme journaliste pour la presse féminine pendant une quinzaine d’années. Malgré cela j’ai participé aux manifestations à Moscou dès la fin de l’année 2011. Un jour, pour le travail, je suis allée au tribunal pour assister aux procès des manifestants arrêtés. J’ai écrit des articles sur certains procès mais, à force de consulter mes collègues du service judiciaire, ils m’ont dit : « si ça t’intéresse tant que ça, va faire des études de droit ! ». Je me suis dit que c’était une bonne idée !
Comment vivez-vous le fait d’être aujourd’hui à distance ?
C’est beaucoup plus facile de survivre quand on est engagé. Par exemple, pendant l’été 2019, il y a eu beaucoup de manifestations et beaucoup d’arrestations. J’ai travaillé comme conseillère juridique, je suis aussi allée au tribunal pour défendre ceux qui avaient été arrêtés. Mon état psychologique était alors bien meilleur que celui de mes amis qui ont assisté aux manifestations sans pouvoir rien faire. Moi au moins je pouvais aider les autres. C’est sûr que c’est difficile d’être loin désormais, c’est très frustrant. Mais comme je parle un peu français, je peux aider les Russes qui arrivent en France. Je travaille aussi toujours pour le département juridique et je suis les requêtes qui ont été déposées auprès de la CEDH avant l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe.
Comment évolue la répression en Russie ?
En deux jours, nous avons appris : que le Comité Helsinki de Moscou, qui est la plus ancienne organisation de défense des droits de l’Homme en Russie, était liquidé ; que l’administration russe a envoyé une lettre au Centre Sakharov l’informant qu’elle reprend les bâtiments qui avaient été donnés à l’association ; et que le parquet russe a nommé Meduza, le plus grand média indépendant russophone, « organisation indésirable ». Il est désormais interdit de relayer les contenus de ce site sur les réseaux sociaux. À cela s’ajoute l’impossibilité de manifester et aussi de se réunir puisque le Centre Sakharov ne pourra plus accueillir de rencontres. C’est une manière pour l’État russe d’inviter tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui à partir. Désormais, il n’y a plus qu’une petite couche de la société, qui n’est pas partie, à être au courant de ce qui se passe vraiment, mais les autres…