La fraternité, religion du cœur

Rien de très particulier ne se dévoile à nos yeux, sinon, que le sang a coulé. Sur un site sauvage, obstrué de pierres et de ronces, deux personnages occupent le bas de l’image. L’homme au manteau vert et à la barbe blanche, soutient de ses genoux écartés un homme inanimé, à demi perclus, dépouillé de tout, le corps marqué de plaies sanglantes. Aucun doute, aucune énigme à résoudre, aucune vaine spéculation sur l’identité de ces personnages du Nouveau Testament. Le thème se laisse aisément identifier. Telle est l’œuvre de James Tissot, Le bon Samaritain, tirée de La Vie du Christ, que Yann Henry, Professeur agrégé, nous propose de découvrir.
Brooklyn Museum Le bon Samaritan-James Tissot ©Public domain, via Wikimedia Commons

Pas d’eau, de rochers, de maisons et de villes. Pas davantage de clair paysage qui s’éploie dans les lointains. Rien, ici, que moellons et cailloux, qu’une ravine pierreuse et usée par l’eau, qu’une colline au sol argileux et rouge. Un souci de précision géologique et botanique pour la représentation d’une nature que le peintre a observée durant ses nombreux voyages dans la Palestine à la fin du dix-neuvième siècle. Ce soin pour le rendu exact inspire au peintre le disparate des couleurs : une coulée de teintes sombres, étales et assourdies, à gauche de la composition ; une ondée de couleurs sur le cheval et les deux personnages. Le souci ethnographique, enfin, dans le rendu du burnous, sa manière de l’ajuster, lui confère un caractère de beauté et de noblesse qui confond. Le cheval, par contamination des couleurs, hérite plastiquement de ces mêmes vertus.

L’ardent catholique

Catholique ardent, James Tissot est un familier de l’Écriture, qu’il illustre à la fin de sa vie, par inclination autant que par goût du texte et de l’image. Celle-ci porte le numéro 21, des 351 que compose l’ouvrage La Vie de Jésus. Le choix de James Tissot provient d’un épisode biblique bien précis, que rapporte l’évangéliste Luc (10, 25-37). S’autorisant une légère mais opportune dérogation au respect de la lettre du texte, l’artiste ne représente que la première partie de la péricope de Luc (10, 30), celle où le Samaritain apporte ses premiers soins au malheureux voyageur qu’une humanité anonyme (« des bandits ») vient de dépouiller et laisser pour mort. Les voleurs l’auront trainé dans ce fossé – un

lit asséché d’un cours d’eau, un oued – que dessine la concrétion de lumière du feston de l’ombre d’un soleil perpendiculaire, au milieu d’une campagne aride et poussiéreuse. Le Samaritain bande ses plaies en y versant de l’huile et du vin ; la première, pour désinfecter les plaies ; le second, pour calmer la douleur. Pendant qu’il est étendu quasi nu et blessé sur la route, viennent à passer un prêtre et un lévite. Chacun d’eux, poursuit Luc, « vit l’homme et passa à bonne distance ». Par indifférence ? Peut-être. Plus sûrement, par un respect trop légaliste des prescriptions rituelles, qui stipulent que quiconque touche un mort ne peut remplir pendant sept jours les devoirs de sa charge sacerdotale (Le livre de Nombres).

Le spectateur, dépaysé, se trouve projeté dans un Orient immémorial. « Entre Jérusalem et Jéricho » (Luc.). Une route sinueuse pas encore carrossable, qui dévale les monts de Judée jusqu’au Jourdain, que l’on parcourt sur vingt-sept kilomètres environ, en suivant un dénivelé très important de 740 mètres d’altitude à 250 m. en-dessous du niveau de la mer. Après le Mont des Oliviers, là où le chemin traverse le désert et ses coupe-gorges. Quitter Jérusalem, c’est donc symboliquement s’éloigner de Dieu.

Ici, sur le premier plan, la scène se détache d’un fond de roches aux excavations singulières, où se creuse un chemin en demi-cercle qui conduit notre regard jusqu’au cheval, la tête coupée par le cadre. Le procédé s’inspire des estampes japonaises, dont la vogue avait débuté en France vers le milieu du siècle. Comme dans la peinture Ukiyo-é, l’inachèvement oblige le spectateur à découvrir intuitivement ce que l’artiste a laissé en suspens, il soustrait l’objet au regard du lecteur, qui risque de le séduire plus encore. James Tissot invite ainsi le croyant à combler l’information visuelle manquante, pour créer une image mentale, pour se souvenir – qui signifie « repasser par le cœur » – de la seconde partie de la Parabole : « Il le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : « Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te rembourserai quand je repasserai ».

James Tissot - Autoportrait (1865)
Ramener à la vie

Ce voyageur, ce blessé, – que Luc prive d’identité (« Un homme »), comme pour mieux l’éterniser – c’est l’humanité frappée, c’est l’homme déchu qui abandonne le paradis après la faute. Attaqué par des voleurs, il est dépouillé de sa tunique, de son vêtement d’immortalité. Jérusalem, dans les livres saints, est le nom symbolique de l’Éden ; Jéricho, « la lune » en hébreu, celui des défaillances de l’humanité. Elle aussi, comme la lune, a ses éclipses.

Ce prêtre et ce lévite sont à l’image de l’Ancienne Loi, de la Loi de Moïse, impuissante à guérir l’humanité malade. Pour eux deux, existe-t-il un cercle plus ou moins large de ceux qui font partie des « prochains » ? Le Samaritain est Jésus-Christ : il panse les plaies que moïse n’avait pu guérir. Il conduira ensuite le blessé dans l’hôtellerie, c’est-à-dire dans l’Église. Le vieil homme est l’un de ces Samaritains haïs (exclus par les Juifs du « peuple élu ») à qui on défendit de prendre part à la reconstruction du Temple en raison de leur origine impure, de leur irrespect des préceptes de la religion. Et la parabole contredit tous les schémas : elle naît de cette question qu’un légiste adresse à Jésus : « Qui est mon prochain ? ». Jésus y répond par cette allégorie, et le sens théologique que les docteurs, depuis saint Augustin, lui donnaient.

« Pris de pitié », c’est lui, le Samaritain, l’hérétique et l’étranger, qui ramène l’homme à la vie. À Dieu. Il supplée auprès de Dieu à l’indifférence des hommes. En Judée, à une époque où la médecine, nullement scientifique, est livrée à l’inspiration individuelle, la présence d’un homme supérieur vaut toutes les ressources de la pharmacie.

Tissot distribue dans l’espace des positions qui ont une fonction symbolique. Par contraste et en écho, les diverses nuances de blanc- celles du moribond livide, de la pointe du burnous et de la barbe du Samaritain- répond à une colline, en haut à gauche, sur laquelle s’enlève la silhouette blanche d’un homme. C’est la tunique du lévite, qu’un œil exercé reconnaît, le dos tourné, comme inexorable au malheur d’autrui. L’iconographie reste proche du texte biblique : quand le Samaritain s’approche du blessé, le lévite, d’avant que d’agir, s’en écarte.

L’obole du Samaritain

Pour Jésus, le « prochain » est l’homme qui a pitié de son semblable, sans distinction de secte. La fraternité s’établit entre les hommes non par la foi religieuse, mais par la religion du cœur. La charité humaine, voilà toute sa Loi. La charité est une vertu active, c’est aimer son prochain comme on aime son frère, c’est aimer l’image du Christ qui est en lui.

Le Samaritain n’a que son obole. Au déclin de sa vie, les yeux appesantis de tristesse et des duretés du monde, il soutient de ses doigts dénudés la poitrine du malheureux, pour le redresser et lui redonner une dignité perdue. Il soigne le blessé pour rien, pour le soigner, et c’est peut-être dans cette gratuité que réside le sentiment, dans ce moment de temps perdu où l’être, objet de l’activité, est regardé pour lui-même, hors du temps individuel et de l’histoire collective, hors de toute exigence pratique, hors de toute espérance de récompense. Un pur amour oblatif : « Je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint ». (Bossuet).

Yann Henry, Professeur agrégé et Docteur en espagnol, Pax Christi – Rennes