« […] La paix est le seul combat qui mérite d’être mené. » On connaît tous cette citation d’Albert Camus, qui conclut l’éditorial de « Combat » du 8 août 1945, deux jours après le bombardement d’Hiroshima. Dans ce court texte, standard de nos programmes scolaires, il dénonce non seulement « le dernier degré de sauvagerie atteint par la civilisation mécanique » mais aussi l’inconscience de ses collègues journalistes qui s’extasiaient alors devant la prouesse technique.
Il est remarquable que Camus ait écrit « la paix », non « la justice », « la liberté » ou « la démocratie ». Car la « paix », terme ambigu, reste à interpréter. On peut imaginer que la priorité porte alors sur l’arrêt des bombardements. Sans doute, Camus s’inquiète-t-il aussi de la survie de ce qui reste de l’esprit et de la dignité humaine.
La paix, c’est d’abord suspendre le geste. En ce sens, Camus est un moderne, héritier d’une paix conçue comme pacte entre guerriers qui baissent les armes sans les lâcher. Sur les ruines de l’Europe, Camus appelle ses compatriotes au discernement sobre, sombre. Il décrit la paix comme un combat, au présent. Plus comme un chemin qu’un objectif. La paix est l’engagement suprême « le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison ».
Il y a quatre-vingts ans, Camus appelait donc les citoyens à non pas supplier, pétitionner, prier, mais bien à « ordonner » aux gouvernements de choisir la paix. C’est à eux qu’incombe d’imposer la paix aux dirigeants. Si Camus ne dit pas comment mener ce combat, il a partagé quelques idées fortes : la paix comme engagement citoyen, comme mouvement, comme lutte. Cela commence par une saine méfiance du potentiel destructeur de notre civilisation mécanique, et de la fascination pour sa technique. Nous attendons de nos chars Caesar, lanceurs de roquette Himars, drones et bientôt F16, une paix qu’ils ne peuvent donner. L’Ukraine est devenue un terrain d’expérimentation, de démonstration de part et d’autre, au coût humain et environnemental effroyable. De même, la guerre à Gaza, démonstration de la toute-puissance d’Israël, conduit à assumer des massacres, un nettoyage ethnique et d’autres violations du droit humanitaire. Ou encore l’Union européenne via Frontex, qui pour démontrer l’inviolabilité de ses frontières, transforme ses mers en cimetière. Le droit est bafoué et nous silencieux, assommés par des discours qui instrumentalisent nos peurs et répètent qu’il n’y a pas le choix. Qu’au fond la solution passe par l’éloignement ou la disparition de l’ennemi, de l’autre. Discours dominant.
Comment contraindre nos gouvernants à choisir la raison contre ces « enfers » ? Sans doute pouvons-nous signifier clairement que nous ne sommes dupes d’aucune promesse de victoire, et autres « solutions » militarisées ; que nous savons qu’elles n’offrent que destruction, au mieux un status quo territorial et de la haine à profusion ; que nous refusons catégoriquement toute instrumentalisation de nos peurs et « réarmement » nationaliste ; que nous sommes prêts à voter, à manifester, à boycotter, à désobéir pour défendre la dignité humaine, l’équité, le respect de l’environnement ; enfin que nous incarnerons, au quotidien, des choix de paix. Avec pour armes, la parole, le droit, la solidarité, le partage, la prière, nous démontrerons qu’il existe des alternatives à l’enfermement intellectuel moderne d’une paix impossible, renvoyée à l’horizon. Car la paix est là, au milieu de nous, mais il nous faut la force et la patience de la donner à voir.
Cécile Dubernet, Commission Justice et Paix