L’Ancien Testament ne connaît pas la notion de « citoyen » telle que nous l’entendons aujourd’hui, il faut la rechercher dans l’histoire du peuple d’Israël dont la naissance est liée à l’Alliance de Dieu avec Abraham. Dès lors, tout descendant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, entre de fait, par sa naissance (suivie de près par la circoncision pour les garçons) dans l’alliance entre Dieu et Israël, pacte conclu solennellement au Sinaï (Ex 20,24).
Chaque Israélite devait à son Seigneur, hommage, culte et obéissance, en respectant les normes divines dans sa vie quotidienne. Ces dispositions devaient conditionner toute la vie communautaire, y compris son organisation politique. Il en résulte qu’Israël n’a connu ni le despotisme des rois divinisés du Moyen-Orient, ni l’ébauche de la démocratie naissante de la Grèce, lointain ancêtre de nos droits de l’homme. Israël a opté résolument pour un régime théocratique, ou gouvernement de Dieu, par l’intermédiaire de ses représentants, rois, prêtres et prophètes.
L’Ancien Testament parle donc de l’homme en tant que membre du peuple choisi. Concernant ses droits, il s’agit principalement du droit à la vie, à la liberté et à la dignité dont le principe fondamental est au cœur du précepte « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lév 19,18). Ce principe est étroitement lié au récit de la création : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. » (Gn 1,27). Le fait que l’homme soit créé à l’image de Dieu confère à tous les hommes l’égalité et il leur impose le respect mutuel. L’interdit de meurtre rappelle qu’on ne peut prendre la vie d’un autre, puisqu’il est créé à l’image de Dieu ; il y a égalité de valeur et d’importance de toutes vies humaines. D’autres textes bibliques (Ps 8,6-7 ; Mal 2,10) rappellent cette dignité de l’homme créé à l’image de Dieu et de ce fait proche de lui.
La loi transmise par Moïse promettait (Lv 26 ; Dt 28) à un peuple respectueux de ses institutions et de ses lois des bienfaits, ou « bénédictions », essentiellement de nature matérielle – récoltes abondantes, descendance nombreuse, longue vie. En cas de non-respect, des châtiments ou « malédictions » le frapperaient sous forme de catastrophes agricoles, de stérilité, de mort des enfants et d’une vie abrégée. Les institutions politiques d’Israël sont inséparables d’un salut apparemment terrestre où tout se joue dans le monde visible.
L’héritage grec
Le terme « citoyen » est apparu en Grèce ancienne (entre le XIIe et le IXe siècle av. J.-C.) avec la nouvelle forme d’organisation qu’est la cité (polis). Il s’agit d’un État souverain s’appuyant sur des coutumes et des lois (nomoi), qu’assumaient collectivement les citoyens pour sa défense, l’organisation de la vie collective, politique, sociale et religieuse. Il se diffusa ensuite progressivement sur l’ensemble du bassin méditerranéen et de la mer Noire. Ce monde grec, bien plus vaste que le berceau originel grec, était un monde de cités.
Le citoyen (politès) était celui qui possédait la politeia. Cette dernière signifie droit de cité, citoyenneté, mais désigne aussi l’ensemble des institutions d’une cité. Aristote et ses élèves nous ont laissé une Athenaiôn politeia, que l’on traduit imparfaitement par « Constitution des Athéniens », où être citoyen, c’était également participer à la politeia en jouant un rôle dans le fonctionnement de la cité. La naissance restait l’élément commun fondamental qui déterminait l’appartenance à la communauté civique.
L’héritage romain
Il y avait en effet plus d’une manière de parvenir à la citoyenneté romaine. En plus de la naissance, il y avait le mariage (conubium) quand il est reconnu par la cité, et l’adoption notamment. Dès l’origine, devenir, et non naître citoyen, était un phénomène assez répandu.
Rome a également très tôt octroyé cette citoyenneté à un certain nombre de communautés englobées peu à peu dans son territoire (en particulier les cités latines) et les citoyens envoyés fort loin restaient des citoyens romains. La citoyenneté romaine est une communauté de droits et de devoirs, mais n’implique pas une communauté de vie dans un même lieu. En cela, les Romains ont une conception abstraite de la citoyenneté.
Le « citoyen » dans le Nouveau Testament
Les Actes des Apôtres mentionnent le terme « citoyen romain » pour la première fois au chapitre 16 verset 39 : Paul et Silas sont dans la ville de Philippes, où ils prêchent et sont accusés par des habitants de troubler la vie de leur cité car « ils sont Juifs, et ils prônent des coutumes que nous n’avons pas le droit d’accepter ni de pratiquer, nous qui sommes citoyens romains ». Paul et Silas sont jetés en prison par les magistrats de la ville. Paul leur réclame la liberté au titre de leur citoyenneté romaine. En l’apprenant, les magistrats prennent peur, et les font libérer.
Paul utilise en sa faveur la citoyenneté romaine à d’autres occasions, comme lorsqu’il est menacé de mort à Jérusalem (Actes 21,39 ; 22,25), ce qui le sauve. Pourtant, dans ses lettres adressées aux Ephésiens (Eph 2,12-19) et aux Philippiens (Ph 3,20), il donne aux Chrétiens une nouvelle vision de ce que doit être la citoyenneté pour un Chrétien.
Citoyens des cieux
L’apôtre des Nations utilise ce modèle de la citoyenneté romaine pour l’église de Philippes. Il l’envisage comme une colonie des cieux. Il s’agit pour ses lecteurs chrétiens de vivre sur terre selon les principes du Royaume, comme des ambassadeurs de l’Évangile de Jésus-Christ. Cela implique un double mouvement : abandonner ses anciennes manières de vivre et adopter une nouvelle manière de vivre. Cette compréhension de la citoyenneté céleste permet donc une meilleure articulation des versets 20 et 21 avec le reste du chapitre 3 de la lettre aux Philippiens où Paul raconte comment il n’a pas considéré l’abandon de ses avantages sociaux et religieux anciens comme une perte, (Ph 3,8), avant d’inviter ses lecteurs à l’imiter (Ph 3,17).
Ce rapport au monde n’est pas une fuite du monde en attendant les cieux. Les Chrétiens sont au contraire invités à s’investir pleinement ici-bas pour témoigner d’un « ailleurs ». Ils témoignent par leur manière de vivre que la terre n’est pas un système clos sur lui-même, et qu’ils y vivent comme membres d’un Royaume qui n’est pas encore pleinement réalisé. Ils anticipent en leurs personnes, par l’Esprit qui vit en eux, à l’accomplissement de la prière que le Seigneur leur a apprise : « Que ton règne vienne […] sur la terre comme au ciel » (Mt 6,10).
Enfin, la notion de citoyenneté céleste génère l’espérance de la venue de l’empereur céleste pour rétablir la justice et la paix là où sont ses sujets, c’est-à-dire sur la terre. Ce n’est pas un déplacement de la terre vers les cieux, mais plutôt des cieux vers la terre. Et ce n’est pas un déplacement de l’Église, mais du Seigneur. La promesse de la résurrection des corps, qui interviendra concomitamment à la venue du Seigneur, vient appuyer un rapport au monde fondé sur l’ambassade et le témoignage plus que sur la fuite. Le Seigneur
revient pour restaurer l’existence humaine jusque dans ses aspects corporels et terrestres. Le Chrétien citoyen de ce monde est déjà un « citoyen des cieux ».
Vlatko MARIC
Aumônier de Pax Christi France
Un article à retrouver dans le Journal de la paix n° 563, "Devenir des citoyens pacificateurs"