La paix, un défi pour notre monde

Le 10 avril dernier, l’Espace Bonne Nouvelle a organisé un colloque à la basilique St-Aubin de Rennes, portant sur le thème « La paix, un défi pour notre monde ». Cette soirée de débats et d’ateliers a offert l’occasion de réfléchir et d’échanger avec plusieurs invités de renom, parmi lesquels Jacques Ricot, professeur de philosophie à l’université de Nantes, Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des Armées et des Affaires étrangères et de l’Europe, également envoyé personnel du président de la République pour le Liban, le général Laurent Michon, officier général de la zone de défense et sécurité ouest, ancien commandant de l’opération Barkhane au Sahel, Mario Giro, syndicaliste italien et ancien vice-ministre des Affaires étrangères chargé de l’Afrique, médiateur de la paix au sein de la Communauté Sant’Egidio et Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de la province ecclésiastique de Rennes.
Yann Henry, délégué régional Pax ChristiRennes, a synthétisé pour nous les interventions de Jacques Ricot et de Jean-Yves Le Drian (partie I). Les interventions du général Laurent Michon, de Mario Giro et de Mgr Pierre d’Ornellas seront quant à elles condensées et publiées dans les semaines à venir (partie II).

Tout savoir sur le colloque (partie I)

Guerre en Ukraine, guerre entre Israël et le groupe Hamas, crise climatique, remise en cause des relations et des équilibres entre les pays riches et ceux en développement, menaces cybernétiques… Le triptyque « compétition-contestation-affrontement » qui cadre désormais les champs de conflictualité dans le monde est plus que jamais d’actualité. « Dans la noirceur de l’actualité, il est important de rechercher des signes d’espoir », estime Jeanne-Françoise Hutin, co-organisatrice du colloque « La paix, un défi pour notre monde ».

« Quel est cet homme qui cherche à prendre le territoire de l’autre ? »

Telle était la question que Jeanne-Françoise Hutin, co-organisatrice du colloque, soumettait à la sagacité de Jacques Ricot, philosophe, premier intervenant du colloque, et, en creux, à un public éduqué et érudit, qui avait pris place en nombre dans la nef centrale, face au transept qu’occupaient, en surplomb, nos cinq conférenciers, sous l’égide d’un majestueux maître-autel.

Pour étayer ses propos, le philosophe choisira, non sans courage, de prendre garde au sens exact des mots « Territoires », « Patrie », et « Émigration ». Il cite Martin Hubert, pour qui « chacun veut s’emparer de l’espace d’autrui ». C’est aussi durable que l’humanité. Qu’est-ce qu’un territoire ? Y a-t-il des espaces préservés de la guerre ? « Un territoire, c’est délimité, c’est ce qui a des frontières. » Le mot « Frontières » n’a pas bonne presse, poursuit-il. Et pourtant, il faut des frontières, il faut oser réhabiliter cette notion. Les frontières ne sont pas stables, donc l’état de guerre domine.

N’ayons pas peur du mot « Patrie », conclut le philosophe : il n’y a pas de patrie sans ouverture sur autre chose, à savoir l’universel et la justice. Personne n’aime la guerre, l’homme veut sortir de l’impasse et veut la paix et, selon lui, « de la discorde doit naître la concorde ».

L’autre point développé ressortit à l’émigration. Là encore, Jacques Ricot insiste sur le sens exact des mots, une notion d’émigration qu’il légitime, non sans condition : « Tout étranger doit être accueilli dès lors qu’il n’est pas un danger. » (Emmanuel Kant).

L’intervention de Jacques Ricot s’achève sur un constat : « Pas de paix sans séparation, le sans frontière est dangereux. » Le discours vétérotestamentaire aide à mieux comprendre la parabole que nous livre le philosophe. En effet, si l’histoire de l’humanité commence par un fratricide, la première fois où il est question de paix, c’est lorsqu’Abraham et son neveu Loth se trouvent à la tête de troupeaux qui ne peuvent plus paître dans le même lieu et Abraham dit alors : « Qu’il n’y ait point de querelle entre nous ; si tu vas à droite, j’irai à gauche, et Loth choisit le côté du Jourdain, Abraham celui de Canaan » (Genèse 13, 7-12). C’est la première fois que la paix existe, car pas de paix sans séparation, pas de fin de la violence sans séparation, sinon, c’est le sans frontières, qui est dangereux. Pas de séparation sans partage. Pas de partition sans partage.

FRONTIERE / Photo de Greg Bulla sur Unsplash

« Une rupture, un basculement du monde »

Trente minutes pour un état des lieux de l’état du monde. C’est cette gageure que devait relever Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des Affaires étrangères et aujourd’hui envoyé spécial du président de la République au Liban. La guerre est à nos portes, avec une violence inouïe depuis la Seconde Guerre mondiale. Par rapport aux quatre-vingts dernières années, nous sommes désormais, à ses dires face à une « rupture, un basculement du monde ». Tous les principes fondamentaux semblent s’effondrer, et l’intégralité des territoires n’est plus de cours. Les instances internationales semblent hors-jeu, et les instances onusiennes ne sont plus pertinentes pour régler des conflits. Chacun fait fonctionner son droit de veto. L’ONU est paralysée : par les vetos et les contestations internes, beaucoup veulent créer d’autres instances. À l’instar des deux chefs d’État Poutine et Xi Jing Ping, lesquels, en 2002, dans une déclaration commune, affichaient leur volonté d’une « désoccidentalisation » du monde, un renoncement au monde occidental décadent. On assiste à une nostalgie d’empires, et l’usage de la force – cette « violence désinhibée »remplace le droit.

Faux récits alimentés par les réseaux sociaux / Photo de camilo jimenez sur Unsplash

L’Europe est touchée par cette nouvelle donne. Touchée dans ses principes (la sécurité collective et ses textes sont caducs) – dans la maîtrise des armements communs, comme ce fut le cas en 2013, avec le refus du président Obama à combattre Bachar el-Assad – un « point de basculement », selon Jean-Yves Le Drian –, ou encore le retrait américain d’Afghanistan, qui intervient d’ailleurs peu de temps avant l’agression de l’Ukraine par la Russie. Bref, les appétits de puissance se libèrent et nous sommes, dans ce monde affolé, sans repères.

Il convient d’ajouter à cela, une dimension éthique : la capacité sans précédent à nier la réalité pour construire de faux récits, qu’alimentent et favorisent les réseaux sociaux, avec aplomb bien souvent. Un déni du réel et une perte de repères pour les citoyens, le moment où la vérité n’est plus au rendez-vous, menacent la sécurité de tous.

Le second point crucial est que sans gendarmes la Communauté européenne est très peu préparée à aborder de front les défis de la géopolitique mondiale, alors que quatre urgences doivent alerter nos yeux inattentifs : le réchauffement climatique, la santé (les enjeux sanitaires), le numérique (les super-plateformes jouent un rôle pernicieux : comment échapper à leur dépendance ?), et le terrorisme.

Nous assistons à une redistribution de la carte des puissances mondiales, où l’Europe, à défaut d’un plus grand dynamisme, risquerait de voir son influence profondément relativisée dans sa stature internationale.

Ces périls que Jean-Yves Le Drian nomme « les nouveaux espaces de conflictualité », constituent le troisième volet de son intervention. Et des dangers, il y en a quatre, là aussi : les cyberattaques ; l’espace (et le risque d’une militarisation de l’espace) ; la mer (les enjeux maritimes) ; l’intelligence artificielle (en particulier, les espaces non régulés).

Jean-Yves Le Drian, n’est pourtant pas un « décliniste », il ne croit pas au déclin des grandes démocraties : des raisons d’espérer existent, assujetties cependant à certaines conditions, qui passent par l’union des démocraties du monde, une « Internationale des démocraties, en quelque sorte » ; la modification de la gouvernance mondiale, afin que le Sud global soit davantage représenté ; la permanence des États-Unis comme démocratie, afin de demeurer une puissance démocratique majeure ; les atouts propres de l’Europe, qui, si elle est sortie de l’innocence, a su rester unie.