Il y a 60 ans s’éteignait Robert Schuman. Le diocèse de Metz a rendu hommage au père fondateur de l’Europe en célébrant une messe samedi 2 septembre suivie d’un colloque. Pax Christi s’associe à cet hommage et donne la parole à Jacqueline Rougé, engagée de longue date au sein du Mouvement, et qui fut la secrétaire particulière de Robert Schuman pendant dix années. Voici son témoignage.
Jacqueline Rougé
Ancienne secrétaire particulière de Robert Schuman
Ayant commencé ma vie professionnelle à Paris, après une enfance marseillaise, c’est un peu par hasard, ou par un bienveillant dessein de la Providence, que j’ai été mise en contact avec Robert Schuman, qui recherchait une assistante au moment où il quittait le ministère des Affaires Etrangères en 1953.
J’ai collaboré avec lui de manière quotidienne pendant une dizaine d’années, dans sa vie de parlementaire, au ministère de la Justice et au Parlement Européen, dont il était devenu le premier Président. Je l’ai également accompagné en Moselle durant les campagnes électorales de 1956 et de 1958. En raison de la qualité exceptionnelle de nos relations, j’ai demandé à Robert Schuman d’être le témoin de mon mariage en 1959.
Robert Schuman était un homme d’une grande courtoisie et d’une grande simplicité. C’était une sorte de moine en politique. Sa vie était rythmée – avec discrétion – par la prière, dans l’esprit de saint Benoît et des moines de Maria Laach.
La prière, le travail, la simplicité, la courtoisie : voilà le témoignage que donnait quotidiennement Robert Schuman.
Quand il était à Paris, il se rendait tous les matins à la messe à Saint-Thomas-d’Aquin. Il allait ensuite à pied à l’Assemblée nationale et y restait aussi longtemps que sa présence y était nécessaire, en fonction des séances, des réunions et des rendez-vous prévus dans la journée. Le soir, nous pouvions continuer longtemps à travailler dans les modestes trois pièces de la rue de Verneuil, une plaque signale aujourd’hui l’immeuble, qui lui servaient de logement, de bureau et de secrétariat. Pour aller à la gare de l’Est, le vendredi à midi, ou en revenir, le lundi à midi, ou encore pour se rendre dans diverses manifestations officielles, il ne bénéficiait pas d’autre voiture de fonction que ma « deux chevaux ». La prière, le travail, la simplicité, la courtoisie : voilà le témoignage que donnait quotidiennement Robert Schuman.
Ce moine en politique avait peu de distractions mais il avait une passion originale pour les autographes. Sa collection, conservée dans une grande armoire métallique de mon bureau, était impressionnante et rassemblait les signatures prestigieuses de rois, de chefs d’État, de responsables religieux. Quand il avait du temps, il aimait marcher jusqu’à la rue des Saints-Pères où l’on trouvait des magasins vendant ces autographes. Il était heureux d’y rencontrer des marchands spécialisés et d’échanger avec eux. Mais l’essentiel de son temps était consacré à ses responsabilités politiques, au plan national, européen mais aussi local : jusqu’au bout il est resté très attentif aux besoins concrets de ses compatriotes lorrains, dont les lettres étaient toujours lues avec beaucoup d’attention. Ses équipes de Metz étaient différentes de celles de Paris, sans beaucoup de contacts entre elles, même si je l’ai accompagné sur place pour ses campagnes électorales de 1956 et 1958, à ses réunions publiques dans des cafés de villages.
La pensée et l’action de Robert Schuman, son idéal de liberté et de fraternité étaient structurés par son enracinement dans l’Evangile et la doctrine sociale de l’Eglise
Désireux de faire partager ses intuitions politiques et européennes à un public large, il donnait de nombreuses conférences dont je lui tapais les textes. Lors de ces prises de parole, souvent organisées par le mouvement européen ou au sein d’universités, pour de grandes assemblées ou de petits groupes d’étudiants, il défendait avec éloquence sa vision du projet européen et de la réconciliation franco-allemande. C’est à travers la préparation de ces conférences et la rédaction de ces interventions que j’ai pu vraiment mesurer la profondeur de sa pensée tant européenne que chrétienne.
La pensée et l’action de Robert Schuman, son idéal de liberté et de fraternité étaient structurés par son enracinement dans l’Evangile et la doctrine sociale de l’Eglise, mais aussi une intense réflexion personnelle, en dialogue avec beaucoup de personnes et de courants variés. Il avait par exemple, travaillé dans l’entre-deux-guerres à l’adaptation dans le droit français des lois sociales allemandes, plus avancées que les lois françaises au début du XXe siècle. Si, comme chrétien, il n’avait pu après-guerre s’impliquer qu’au MRP, il avait parfois des relations plus faciles avec des personnalités comme Pierre Mendès-France, ou bien sûr l’agnostique Jean Monnet, qu’avec Georges Bidault ou les autres leaders du MRP. Chacun sait que les relations de Robert Schuman avec le Général de Gaulle ont été tumultueuses. Ce qui n’a pas empêché l’Elysée d’envoyer un jour à Robert Schuman, après une chasse présidentielle, des faisans, accompagnés d’une carte de visite du Général. Ne sachant que faire de ces volatiles, le Président Schuman me les a donnés et je les ai fait transformer en pâté par un charcutier ! Plus sérieusement, il était impressionnant de voir la sérénité avec laquelle Robert Schuman assumait certaines indélicatesses du Général…
La fin de vie de Robert Schuman n’a pas été facile. En raison de son état de santé, il n’a pas pu se représenter aux élections législatives de 1962, alors qu’il avait été élu et réélu sans interruption depuis 1919 ! Jeune encore, il n’avait que 76 ans, il a subi des pertes de mémoires très pénalisantes. Il m’avait été demandé de passer avec lui les vacances de Noël à Beaulieu-sur-Mer, les premières avec mon mari. Nous nous sommes abondamment promenés dans la région et je me rappelle avec émotion la messe de minuit à laquelle nous avons assisté ensemble. Partie pour les Etats-Unis avec mon mari en 1962, je n’étais pas en France au moment de la mort de Robert Schuman, à qui j’étais allée faire mes adieux avant de prendre l’avion pour New-York. Son lit, à l’époque, avait été descendu dans le salon du rez-de-chaussée de sa maison de Scy- Chazelles. Je savais, en lui rendant cette visite, que ce serait la dernière. Je n’oublierai jamais l’annonce de son rappel à Dieu par mon mari, qui venait de l’apprendre par la radio. Nous nous sommes rendus à la Messe de Requiem célébrée à la paroisse française Saint-Vincent de Paul de New-York, en présence de nombreux ambassadeurs accrédités auprès des Nations Unies, en particulier des pays co-fondateurs de la Communauté Européenne.
Travailler une dizaine d’années auprès d’un homme de la qualité de Robert Schuman a été une grâce fondatrice pour ma vie et mes engagements, en particulier au service du dialogue pour la paix, dans le cadre ecclésial ou le contexte interreligieux.
Pour aller plus loin
- A lire : le texte de l’intervention de Jacqueline Rougé au colloque « Robert Schuman un homme politique pour aujourd’hui », qui s’est tenu à Metz le 2 septembre 2023
- A lire : le compte-rendu de la messe présidée par Mgr Ballot en la cathédrale de messe en hommage à Robert Schuman le 2 septembre 2023
- A écouter: le discours de Robert Schuman au Conseil de l’Europe le 10 décembre 1951