Une guerre civile sans fin meurtrit la République Démocratique du Congo (RDC). Depuis plus de 20 ans, des groupes rebelles (M23), l’armée congolaise, des milices financées par l’État et d’autres bandes armées s’affrontent dans la province du Kivu à l’Est du pays. Les civils sont les victimes quotidiennes d’exactions qui ont poussé au moins 1,5 millions de personnes à quitter leur lieu de vie, d’après Médecins Sans Frontières. C’est dans ce contexte qu’Africa Renconciled a choisi d’entreprendre un projet de réconciliation. L’ONG, membre du réseau Pax Christi International, agit prioritairement en direction des jeunes afin de les former à la non-violence et de leur offrir un avenir professionnel pour les dissuader de s’engager dans les bandes armées. Entretien avec Pascal Mugaruka, fondateur et directeur exécutif national d’Africa Reconciled.
Vous avez créé Africa Reconciled à Goma, alors que le Kivu est, depuis des décennies, le théâtre d’exactions commises par des bandes armées, comment est né ce projet ?
La vision est née en 2011, mais l’action concrète a débuté en 2016. Tout est parti d’une question : depuis 1988, la guerre a fait 6 millions de mort en RDC, dans cette turbulence que nous avons vécue, que nous vivons encore, quel parcours pouvons-nous faire pour sortir de cette guerre ? Que pouvons-nous faire pour sortir de l’esclavagisme sexuel, du pillage des ressources, des incendies, des enlèvements, des déplacements de population ? Je voyais bien que nous, en tant que jeunes, nous étions des victimes. Moi, par exemple, j’ai fui mon village pour rejoindre Goma à 12 ans et aujourd’hui je ne peux plus y retourner.
J’ai voulu agir. J’ai jeûné et j’ai prié, et j’ai demandé à Dieu « qu’est-ce-que je peux faire ? » (…) Dieu m’a guidé vers la réconciliation mais pour moi c’était un truc de vieux ! Je lui ai demandé : « la réconciliation mais pourquoi, Seigneur ? A qui je vais en parler moi qui n’ai jamais vécu la paix ? ». Une nuit j’ai rêvé que je fuyais mon village, j’arrivais quelque part et les gens me disaient : « tous les jeunes du Congo sont des rebelles car leurs cœurs sont détruits et qu’ils ne jurent que par la vengeance et la guerre ». J’ai compris à mon réveil que je devais commencer cette œuvre de réconciliation par les jeunes pour travailler sur leurs cœurs blessés. Si les jeunes, en tant qu’individus sont réconciliés, alors nous pourrons avancer vers une société apaisée.
C’est ainsi que j’ai créé Africa Reconciled, en considérant les jeunes comme la base d’une Afrique unie et réconciliée. Si la base est bien solide, elle peut influencer le sommet, c’est-à-dire les parents, les gouvernants et les institutions.
Comment agissez-vous concrètement auprès des jeunes ?
Notre première stratégie est d’éduquer les jeunes. Nous organisons des séminaires pour les former à la réconciliation, à la non-violence active et au leadership transformationnel. Les jeunes se sentent privés de leur destinée à cause de ce que nous vivons, nous voulons les amener à se découvrir autrement, nous voulons leur donner de l’audace et du courage. Beaucoup de jeunes ont vécu des événements extrêmement violents, nous leur proposons un accompagnement psychosocial et travaillons à leur « détraumatisation » via des séances d’écoute et des visites familiales.
En quoi consistent ces visites ?
Nous regroupons les jeunes en « clubs de paix » au sein des universités, des églises, ou des mouvements de jeunes. C’est au sein de ces clubs, qui comptent 20 à 25 membres, qu’on organise des visites familiales : tel club va rendre visite à tel jeune dans sa famille et parfois même y dormir. Ainsi, des jeunes sont amenés à rendre visite à des tribus ennemies de leur propre tribu pour y porter un message de réconciliation. Les jeunes arrivent en disant aux adultes : « nous, nous sommes une nouvelle génération, vos conflits ne nous regardent pas ». On a converti beaucoup de parents de cette manière. C’est d’ailleurs une demande des jeunes « d’encadrer » leurs parents. Ils nous disent : « ce sont eux qui nous intoxiquent encore avec leurs discours de haine ».
On a mené une étude et on s’est rendu compte que ce sont les femmes les plus influentes au sein des familles, donc nous avons commencé à travailler auprès des mères de nos jeunes. Aujourd’hui, 500 clubs de paix sont répartis en RDC, ils regroupent 35000 jeunes et 500 femmes. Ces dernières suivent les mêmes formations que les jeunes.
Ces clubs de paix sont aussi un outil précieux de récolte d’informations. Dès que les jeunes perçoivent une menace, qu’ils comprennent que des gens se préparent à tuer les membres d’une autre communauté, alors ils envoient l’alerte à la protection civile afin qu’elle protège la population. Malheureusement quand l’alerte arrive, la protection civile n’est pas toujours en capacité d’agir. Nous travaillons au renforcement de son activité dans quatre territoires avec l’ONU.
Les jeunes sont souvent poussés à rejoindre des bandes armées par manque de moyens financiers, comment pouvez-vous répondre à cela ?
Nous travaillons au renforcement du pouvoir économique des jeunes afin qu’ils ne soient pas tentés de rejoindre les bandes armées pour de l’argent. Nous encourageons l’entreprenariat via un incubateur digital où les jeunes peuvent créer des applications numériques, travailler sur les bases de données, apprendre à utiliser les réseaux sociaux. Toutes ces compétences permettent de gagner facilement de l’argent et peuvent être utilisées pour lutter contre les discours de haine en ligne. On les encourage à produire des business plans pour lancer l’activité qu’ils veulent exercer. Des jeunes ont par exemple mis au point un bracelet pour les pêcheurs du lac Kivu afin de lutter contre la guerre du poisson. Sur le lac, beaucoup de pêcheurs franchissent les frontières sans le savoir et sont tués par des militaires. Ce bracelet siffle et sonne pour signaler aux pêcheurs quand ils franchissent les frontières lacustres.
Dans cette région, nous créons aussi des bateaux pour les jeunes afin qu’ils assurent le transport lacustre d’un village à l’autre. Ils parviennent ainsi à gagner 150 dollars par mois. Ces revenus peuvent aider des jeunes engagés dans des groupes armés à les quitter. On a aussi constaté des problèmes d’accès des jeunes au lac. Le lac Kivu est très poissonneux mais plein de gaz donc beaucoup de poissons restent en profondeur. Beaucoup de jeunes pêchent à la dynamite mais cette méthode est destructrice pour l’environnement aquatique. Nous avons réfléchi avec les communautés de Nzulo et Bulenga à une autre manière de faire et nous avons organisé l’installation de cages à poissons.
Nous achetons des alevins (NDLR des jeunes poissons) que nous mettons dans ces cages sur le lac pendant six mois. L’activité d’élevage se structure en coopérative et c’est aussi dans ce cadre que sont répartis les bénéfices. Des activités génératrices de revenus sont aussi proposées aux femmes afin de renforcer leur pouvoir économique.
Africa Reconciled est aussi engagé en faveur de la justice transitionnelle, quel accompagnement proposez-vous aux victimes ?
En RDC, des générations entières sont traumatisées par les violences qu’elles ont subies. La justice transitionnelle repose sur plusieurs piliers : révéler la vérité, la justice en soi, la garantie de non-répétition, la construction de la mémoire, la réparation. Nous aidons les victimes à s’organiser, à identifier leurs bourreaux. Nous accompagnons les victimes de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour qu’elles obtiennent à la fois la garantie de non-répétition et la réparation.
Comment le gouvernement congolais accueille-t-il cette initiative ?
L’écho que nous renvoie le gouvernement est très positif. Grâce au plaidoyer de la société civile, l’État a adopté la loi pour le fonds national des victimes de violences sexuelles et de crimes contre l’humanité. Nous avons été contactés pour mener des consultations au sein de la population du Nord-Kivu, ce sont ces consultations qui vont servir à définir les politiques en direction des victimes. Nous voulons d’abord identifier les victimes, leur permettre de parler entre elles, de dire ce qui s’est passé et de nommer leurs bourreaux afin que la garantie de non-répétition s’applique. Nous travaillons à les mettre en réseau pour défendre leurs droits, et organiser la réparation. Il faut que ces victimes soient connues. Des gens ont perdu toute leur famille, d’autres ont été mutilés, des femmes ont été violées : le gouvernement ne les a pas protégés, il faut alors que le gouvernement répare. Les victimes doivent définir quelle réparation elles souhaitent. Par exemple, si des femmes ont été violées car elles ont dû aller chercher de l’eau à la rivière et qu’elles sont tombées sur un groupe de rebelles, l’État doit alors favoriser l’accès à l’eau. Il a par exemple été décidé que les enfants dont la famille a été entièrement décimée soit des « enfants de la République », ils sont accueillis dans des centres et sont scolarisés jusqu’à leur autonomie. On ne peut travailler que si l’État est impliqué. Il faut une politique générale pour réparer les blessures et au-delà de cela nous devons définir ensemble quelles sont nos valeurs pour l’avenir.