Femmes, Paix et réconciliation : le paradoxe sud-africain

Par Marianne Séverin, Chercheuse associée au laboratoire de recherche Les Afriques dans le Monde (LAM) Sciences Po Bordeaux.

Marianne Séverin

chercheuse au laboratoire Les Afrique dans le monde

En 2020, le South African Medical Research Council révélait qu’environ un homme sud-africain sur quatre admettait avoir commis un viol. En 2022, le ministère de l’Intérieur, quant à lui, faisait état d’une augmentation notoire de violences contre les femmes, avec notamment le signalement auprès des services de police du pays de 10 818 cas de viols; soit une augmentation de 9,3% de ces crimes. Alors que le pays faisait face au début de la pandémie COVID-19, le président Cyril Ramaphosa reconnaissait le 8 mars 2020, que « l’Afrique du Sud était l’un des endroits les plus dangereux au monde pour une femme, avec un niveau de violence comparable à celui d’un pays en guerre », alors qu’il annonçait un plan d’urgence pour lutter contre cette autre pandémie.

Aux vues de ces violences basées sur le genre, qui rongent son tissu sociétal, il serait « facile » d’oublier que l’Afrique du Sud est aussi le pays dont l’histoire a été marquée par une succession de mouvements de femmes qui remontent au début des années 1910 ayant atteint leur apogée à la fin de l’apartheid, lorsque les Sud-Africaines, leaders du mouvement anti-apartheid (voir au-delà) ont été partie prenante du processus de paix et de réconciliation. Ce qui nous amène à nous interroger sur les raisons pour lesquelles les politiques de lutte contre les violences basées sur le genre sont aussi inefficaces.

De combattantes à réconciliatrices

Le mouvement des femmes, et plus particulièrement des Africaines, a pris ses racines dans un contexte de colonisation et d’industrialisation, tout en faisant face à un patriarcat fortement ancré dans la société sud-africaine. En effet, avec la découverte de ressources naturelles telles que l’or et le diamant, si les Africains deviennent de la main-d’œuvre bon marché sous-qualifiée, les femmes, quant à elles, sont maintenues principalement dans la sphère privée (avec pour rôle principal celui de mère et de « gardienne de la famille ») ou n’occupant que des emplois à très faibles revenus dans les entreprises, ou en tant que domestiques. Cantonnées dans un contexte socio-politique peu satisfaisant, elles font face au fil du temps à une évolution politique impactant encore plus négativement leur vie. Les prémisses d’une Afrique du Sud blanche font des Africaines des non-citoyennes soumises aux premières lois discriminatoires, dont la plus emblématique, la Land Act, prive la majorité de la population sud-africaine (les Africains) de plus de 80% des terres en faveur de la population blanche (1912). Dès 1913, des Africaines se mobilisent contre cette législation dans l’ancien Etat Libre l’Orange (actuelle province du Free State), faisant face aux autorités mais également aux leaders politiques africains, puis créent le premier mouvement des femmes, la Bantu Women’s League (1918) qui deviendra au début des années 1940, la Ligue des Femmes de l’ANC (ANC Women League).

A partir de ces années 1940 et avec l’accession du régime d’apartheid, le contexte politique sud-africain est témoin d’une succession de mouvements de femmes. En 1954, les Sud-Africaines opposées à ce nouveau régime imposant la discrimination à toutes les sphères de la société (quelques soient leurs identités ethniques, « raciales », leurs religions et statut social), se regroupent en une Fédération – Federation of South African Women (FSAW) – et ainsi rédigent leur propre Charte – la Women Charter – qui promeut la participation des femmes dans le mouvement anti-apartheid. Le 9 août 1956, fut organisée la Marche des Femmes à Prétoria -Women’s March in Pretoria –, réunissant plus de 20 000 femmes, pour protester contre les lois discriminatoires.

Une lutte protéiforme

Au début des années 1960, avec l’interdiction de toute opposition en Afrique du Sud, et ainsi que l’arrestation de leaders politiques et l’exil d’autres hors des frontières sud-africaines, ou encore la clandestinité, les femmes poursuivent leur lutte sous d’autres formes. Certaines deviennent des combattantes en s’engageant dans la lutte armée (bien que marginale aux début des années 1960), quand d’autres, en exil, créent une Section des femmes. En Afrique du Sud, dès les années 1970 et 1980 au plus fort de la lutte anti-apartheid, le mouvement des femmes réémerge avec l’apparition d’une nouvelle génération d’activistes politiques ayant une vision beaucoup plus moderne sur la question de l’égalité des sexes, comparativement à leurs aînées qui ont relégué cette question au profit de la lutte anti-apartheid.

Une nouvelle ère politique s’ouvre en 1990 avec la fin de l’apartheid, la légalisation de tous les mouvements politiques d’opposition, la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés. Le mouvement féministe ayant pris forme durant toutes ces années de lutte contre un régime raciste doit désormais faire face à un « patriarcat politique » qui reprend sa place alors que le pays est en pleine négociation pour une nouvelle Afrique du Sud démocratique et multiraciale (Convention for a Democratic South Africa : CODESA). Les femmes issues des organisations de la société civile et/ou de partis politiques s’invitent avec force à la table des négociations, en créant une Coalition Nationale des Femmes – Women’s National Coalition : WNC – (traversant ainsi tous les courants partisans et idéologiques) afin d’imposer une Charte des femmes pour une égalité effective – Women’s Charter for Effective Equality – qui sera incorporée dans la Constitution de la République Sud-Africaine (1996).

Comment, avec une telle évolution du mouvement des femmes et sa reconnaissance au fil de l’histoire de l’Afrique du Sud, ainsi que leur implication dans un mouvement de paix, de réconciliation et reconstruction du pays, peut-on expliquer la prégnance des violences basées sur le genre ?

Les combattantes contre les violences basées sur le genre : une nouvelle mobilisation

Les violences dont sont victimes les Sud-Africaines peuvent être considérées comment des « violences socio-économiques » dues majoritairement aux crises économiques successives touchant l’Afrique du Sud et à la mauvaise gouvernance, mais aussi à l’autre cancer rongeant le pays gouverné depuis 1994 par le Congrès National Africain (ANC): une corruption endémique privant la majorité de la population et en particulier les plus vulnérables (en l’occurrence les femmes et les enfants) de politiques publiques financées pour une meilleure protection des droits des femmes, et l’élimination effective des violences basées sur le genre. D’autres diront que cette violence contre les Sud-Africaines s’explique par une « hyper-masculinité » de la société sud-africaine, où l’existence même de la femme est niée ; cette dernière n’étant pas vue comme un être à part entière mais comme une « chose ». Tous ces éléments combinés à la montée du chômage et à l’explosion de toutes les frustrations font des femmes les exutoires, les réceptacles de la haine de l’autre.

A l’instar de leurs aînées engagées dans le mouvement anti-apartheid, de nouvelles activistes de la société civile sud-africaine se mobilisent pour lutter contre les violences basées sur le genre. Soixante-deux ans après Women’s March in Pretoria (1956) le mouvement #TotalShutdown Protest (2018), né sur les réseaux sociaux, appellait ainsi les femmes à marcher sur Pretoria contre les violences dont sont victimes les Sud-Africaines. Celles « n’étant pas en mesure de manifester dans les rues, ont été invitées à rester éloignées de leur travail. Celles devant absolument se rendre à leur travail ont été appelées à un moment de solidarité en s’abstenant de toute activité économique ». Enfin, vingt-quatre demandes en faveur de la lutte contre les violences basées sur le genre ont été adressées au Président de la République sud-africain.

Face à ce mouvement observé par les médias à la fois en Afrique du Sud et à l’international et soutenu également dans le monde entier, le Président a appelé à la formation d’un comité réunissant des membres de la présidence, des organisations de la société civile et du mouvement #TheTotalShutdown, afin de réfléchir sur la problématique des violences basées sur le genre. Le Président a ensuite accueilli le premier sommet sur la lutte contre les violences sexistes et les féminicides. Reconnaissant les violences basées sur le genre, un Plan national Stratégique sur la violence basée sur le genre a été lancé en avril 2020. Il y est question notamment de « l’expansion des services de sécurité et de protection ; à de l’autonomisation financière ; 

à d’une meilleure formation de la police en matière de sensibilisation et d’élimination des préjugés envers les victimes d’abus sexuels et de viol ; de nouvelles possibilités économiques pour les femmes afin qu’elles ne demeurent pas financièrement dépendantes lorsqu’elles sont prises dans des relations violentes. Des programmes éducatifs pour les enfants sont mis en place afin d’aider à défaire les stéréotypes néfastes sur les hommes et les femmes, en s’appuyant sur des principes féministes et en mettant l’accent sur la collaboration entre le gouvernement, la société civile, la philanthropie et le secteur privé. Un fond d’aide financé par le Trésor public sud-africain ainsi que par le secteur privé a également vu le jour.

Les méfaits du Covid 19

Bien qu’ambitieux, ce Plan National Stratégique a été mis à mal avec la propagation du COVID-19 en Afrique, ralentissant ainsi la signature et la mise en œuvre des mesures réclamées. Lorsque le Président déclare la pandémie ‘’catastrophe nationale’’ et impose donc le confinement sur tout le territoire, la vente d’alcool à l’échelle nationale, la fermeture des bars et des boîtes de nuit sont également appliquées. Si ces mesures inhabituelles ont contrarié une partie de la population sud-africaine, il a été constaté très rapidement une baisse de la criminalité. Cependant, le confinement a eu pour effet de laisser les femmes et les enfants à la merci d’hommes violents dans les foyers. Face à cette propagation des violences intrafamiliales, le Président a rappelé que les violences basées sur le genre étaient avec la Covid-19 l’autre pandémie à laquelle le pays faisait face. En février 2021, le secteur privé a été appelé à contribuer financièrement à la lutte contre ce fléau.

En dépit de ces avancées, ce mouvement fait face à des lenteurs administratives dans la mise en œuvre des diverses mesures préconisées par le Comité de lutte contre les violences faites aux femmes. Trois ans après le premier sommet présidé par le Président de la République sud-africaine, les fonds ne sont toujours pas redistribués ce qui laisse craindre des faits de corruption et donc de captation des finances devant être allouées au Plan national stratégique.

En novembre 2022, un second sommet a été organisé, mais face à la recrudescence des violences contre les femmes, il est devenu urgent pour les délégués de présenter une nouvelle liste de solutions pouvant être financées par les allocations allouées par le Trésor.

En ce 8 mars 2023, espérons que le Président de la République d’Afrique du Sud annoncera la mise en œuvre des mesures d’urgence en faveur de la lutte contre les violences basées sur le genre. La nomination de la nouvelle ministre à la présidence pour les femmes, la jeunesse et les personnes en situation de handicap, pourrait-elle être le signal d’une accélération de la volonté d’éradiquer ce fléau faisant de l’Afrique du Sud l’un des pays le plus dangereux au monde pour les femmes ?