Théologienne moraliste, première femme doyenne d’une faculté de théologie en France, Véronique Margron est plongée au cœur de la crise que traverse l’Église de France. Religieuse dominicaine, elle a été élue présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF) en 2016. Véronique Margron reçoit alors les premiers messages de victimes d’abus sexuels, des messages qui ne cesseront d’arriver par la suite. Depuis, elle œuvre à l’écoute et la prise en charge des victimes, à la reconnaissance de la dimension systémique des abus sexuels au sein de l’Église, et à l’avènement de la vérité.
Véronique Margron
Véronique Margron, vous arrivez à la tête de la CORREF en 2016 et recevez rapidement les premiers messages de victimes. Pourquoi ces personnes se tournent-elles vers vous ?
Je ne sais pas pourquoi. Comme j’arrivais du monde universitaire, je ne connaissais pas grand-chose aux institutions religieuses, en dehors de ma congrégation. Ce n’était pas du tout mon univers : les courriers venaient de personnes que je ne connaissais pas, et leurs témoignages concernaient des instituts religieux que je ne connaissais pas davantage. J’étais en copie et ces courriers étaient adressés à des supérieurs de congrégations par des personnes qui avaient été victimes d’un religieux. Est-ce parce que ces personnes avaient entendu que j’avais déjà écouté ? C’est possible. Comme ancienne étudiante et proche de Xavier Thévenot1, j’avais déjà une pratique de l’écoute, en particulier de situations douloureuses. Le nombre de messages n’a fait qu’augmenter au fil des mois.
Que ressentez-vous quand vous recevez ces premiers courriers ?
Au début, je me suis dit que c’étaient des cas isolés, tout en considérant qu’il y avait déjà une dimension systémique puisque, si ces hommes continuaient de sévir, cela signifiait que leurs congrégations n’avaient rien vu ou rien fait. Ce n’est pas le nombre qui fait la dimension systémique, c’est la conjonction des circonstances sur une même situation. Cela étant, pour moi cela restait isolé. Puis j’ai reçu d’autres courriers, et j’ai commencé à recevoir des victimes. On a organisé des premières sessions à la CORREF pour les supérieurs majeurs puis on a commencé à réfléchir en petit groupe avec des juristes extérieurs à l’Église sur ce qu’il fallait faire, parce que c’était malheureusement facile de pressentir qu’on n’allait pas y arriver en interne. On n’était pas armés pour ça, quel que soit l’engagement ou la bonne volonté. La réflexion est alors née de réunir un certain nombre de représentants de la société civile. Il s’agissait pour nous de comprendre ce que font les grandes institutions de la société quand elles font face à une crise majeure due à une faillite institutionnelle. Nous avons sollicité l’armée, qui a traversé une crise liée au harcèlement moral et sexuel ; des personnes qui ont étudié le cas de grands laboratoires pharmaceutiques ayant mis sur le marché des médicaments qui avaient tué des patients ; des anthropologues qui ont travaillé sur des camps de l’ONU où s’étaient organisés des systèmes mafieux de prostitution imposée. L’enjeu était d’écouter comment les autres ont agi face à des crises analogues. Il est apparu que la seule possibilité était de nommer une commission extérieure complètement indépendante à qui nous donnions tous les pouvoirs pour enquêter comme elle l’entendrait, avec seulement une lettre de mission et une temporalité. Nous sommes alors en 2018 et c’est ainsi que se sont pensés les futurs éléments de la commission Sauvé. Georges Pontier, alors président de la Conférence des évêques de France (CEF), a ensuite su convaincre les évêques puis la CORREF a voté dans le même sens.
Pensez-vous que vos prédécesseurs à la CORREF ont reçu le même type de témoignages ?
J’ai interrogé mon prédécesseur. Il m’a dit qu’il avait dû recevoir quelques courriers pendant son mandat, donc, pour lui, cela restait à chaque fois des situations isolées. Je pense qu’il y a eu, par la suite, une conjonction d’événements. Au printemps 2018, nous sommes en plein dans le procès Preynat et l’affaire Barbarin. La Parole Libérée parvient, heureusement pour toutes les victimes et l’Église de France, à se faire entendre de la société française et à faire pression sur l’Église. Il y a aussi le mouvement MeToo. C’est une conjonction de choses qui a beaucoup pesé sur les décisions que nous avons prises. Je ne sais pas si ces décisions auraient été les mêmes dans un autre contexte.
Est-ce que, à ce moment-là, le fait que vous soyez une femme aide les victimes à se tourner vers vous ?
Je m’en suis rendu compte après, mais aujourd’hui je dirais que oui. Le fait d’être une femme a aidé à ce que des victimes viennent. Et encore plus le fait d’être une femme en responsabilité ecclésiale officielle. Combien de personnes m’ont dit « j’avais besoin de parler à quelqu’un représentant l’Église » , jusqu’alors je ne m’étais jamais considérée comme « représentante officielle de l’Église ». J’ai bien vu que pour toutes ces victimes c’était très important de parler à quelqu’un de l’institution. Et le fait d’être une femme a rendu, sans doute, la parole moins difficile.
Ce sont des personnes pour qui cela aurait été plus difficile de se confier à un prêtre ?
Certaines l’avaient fait et en sont sorties dépitées, déçues voire très en colère, parce qu’elles n’ont pas été écoutées, parce que rien ne s’était passé derrière, parce que parfois elles ont été méprisées voire disqualifiées…Donc oui, il y avait tout cela. Les victimes ont sans doute pensé que parce que je suis une femme, je suis plus à l’écart de ces situations puisque 97 % des agresseurs sont des hommes. Il y a donc moins d’identification entre un agresseur potentiel et moi. Et puis, quand vous écoutez des victimes, d’autres victimes viennent, ça passe par le bouche à oreille. J’ai reçu des centaines de victimes et nombre d’entre elles ne sont pas des victimes de religieux mais de prêtres diocésains ou d’autres personnes. Vous venez parler là où vous pensez qu’on vous entendra.
Et vous Véronique Margron, comment vivez-vous le fait de recevoir tous ces témoignages ?
Il y a plus simple, il faut le reconnaître. Que dire… C’est plus que douloureux, pour moi c’est entamant. Ça entame quelque chose de la chair, l’écoute réitérée de victimes de l’Église et dans l’Église. Il y a des moments où j’ai l’impression de devenir comme un grand brûlé qui a la chair à vif. Pourtant j’ai appris à prendre de la distance, à me faire aider quand il le faut. Je crois que je sais relativement le faire, mais il n’empêche que l’effet cumulatif est plus qu’éprouvant. Et puis on parle de victimes de l’Église, qui est votre propre maison… Au bout d’un moment c’est compliqué, parce que tout cela révèle un visage très sombre de l’Église, c’est un visage partiel heureusement, mais terriblement sombre, terriblement obscur. Mais cela est peu de chose à côté des gens ont eu leur vie détruite ; un certain nombre se sont tués, et chez ceux qui ne l’ont pas fait il peut y avoir quelque chose de mort à l’intérieur. Ce sont des crimes terribles qui ont l’effet de bombes à fragmentation. Et la fragmentation n’en finit pas. Des personnes ont vécu des actes de barbarie, des situations de torture psychologique, des choses très profondes. On me demande parfois pourquoi je fais ça. Tout simplement parce que je suis là. Il faut se rendre responsable de ce qui se passe là où vous vous trouvez, il n’y a pas d’autres issues. Il y a des décisions qu’on doit prendre en faveur les victimes, pour leurs proches, pour que tant de malheur ne puisse pas se reproduire. Et pour tenter de panser ce qui peut l’être aujourd’hui et de réparer quelque chose de l’irréparable.
Il y a régulièrement de nouvelles révélations, de nouvelles accusations, cela doit vous paraître sans fin ?
J’estime que c’est normal que ce soit sans fin. Sur l’ensemble du territoire, toutes commissions et cellules d’écoute confondues, nous avons reçu au maximum 5000 victimes. Les chiffres de la CIASE font état de 200 000 victimes, le fossé est exorbitant. Donc cela ne peut pas ne pas continuer.
Avez-vous parfois eu le sentiment de nager à contre-courant, d’agir seule ?
Je me trouve beaucoup moins solitaire qu’il y a quelques années. C’est très paradoxal, parce qu’à la fois vous êtes plongés dans l’horreur, et en même temps vous rencontrez des gens magnifiques.
Les victimes, d’abord, dont la dignité, la profondeur, la vérité impressionnent. Il y a des humanités bouleversantes. Des récits de foi aussi. Et puis j’ai eu la chance d’approcher des membres de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) qui sont des gens exceptionnels de compétence et d’humanité. Aujourd’hui, nous avons nommé deux commissions indépendantes de reconnaissance et de réparation pour les victimes, et mon sentiment est que nous sommes un petit peuple entièrement investi dans ce combat, dans cet engagement, y compris des supérieurs religieux très engagés, qui se sont beaucoup conscientisés et je les remercie infiniment. Sans parler de bien d’autres. Ce n’est plus tout le même sentiment de solitude ou d’isolement que les premières années.
D’où vous vient cette faculté d’écoute ?
Je n’en sais rien. Ce sont des choses mystérieuses. J’ai toujours aimé écouter dans ma vie d’adulte. Pour moi, l’écoute est une vraie présence à l’autre, au mystère de l’autre. C’est une position basse, je pense que c’est fondamental. On ne peut parler d’éthique que si on accepte d’être percuté par la souffrance d’autrui, sinon on construit une théologie qui est fausse. Vous pouvez construire des édifices intellectuels magnifiques mais qui sont totalement à côté du réel. Pour moi, le premier lieu, c’est la Croix du Christ. C’est la Croix qui me tient à chaque fois que j’écoute. Ma place, qui je pense est celle de l’Église, est d’être au pied de la Croix. Pas d’être sur la Croix. C’est dans la méditation du don du Christ que se révèle la vie. Au moment de l’écoute, ma place est d’être au pied de ces vies crucifiées et là de croire que quelqu’un, le Christ, descend où je ne peux descendre moi-même.
Quel regard portez-vous sur la place des femmes dans l’Église aujourd’hui ?
Je pense qu’on est loin du compte. Évidemment, si on regarde la toute petite profondeur historique des cinquante dernières années, on peut considérer que la situation est meilleure, qu’il y a plus d’altérité, un peu plus de réciprocité. Mais, sauf exception, la gouvernance de l’Église est quasi exclusivement entre des mains masculines. La parole des femmes a encore bien du mal à être entendue pour elle-même. C’est une parole plurielle qu’il ne faut surtout pas essentialiser en considérant qu’elle est nécessairement du côté du soin ou de l’attention, mais en même temps il y a une expérience des femmes dont il faut tenir compte . C’est ce chemin de crête qu’il s’agit d’emprunter. Au sein de la société française, les femmes peuvent occuper toutes les fonctions, cela se reflète-t-il au sein des communautés et des églises diocésaines ? Ce n’est pas le cas. Les femmes sont au cœur de la vie ordinaire de la communauté, mais son organisation, sa gouvernance, son animation ne le reflètent pas encore suffisamment. Je pense que c’est important d’entendre des femmes prêcher sur l’Évangile. Non pas qu’il y ait une particularité de « la femme », mais parce qu’il faut que des sensibilités différentes s’expriment, des sensibilités qui sont le reflet de la communauté. Les femmes sont légitimes parce qu’elles sont baptisées, croyantes, parce qu’elles essaient de transmettre la foi, parce qu’elles essaient de vivre de l’Évangile. De nombreuses femmes ont aujourd’hui des compétences, y compris théologiques, égales – parfois plus – à celles des hommes ou des clercs. La crise des abus et des atteintes sexuelles a révélé d’une façon extrêmement violente un entre-soi clérical, une absence d’altérité qui aura participé de l’aveuglement ecclésiastique, de la minimisation des faits. Plus un milieu est fermé, plus il est dangereux pour les plus fragiles.
Pour aller plus loin:
Un moment de vérité, Véronique Margron, Albin Michel, 2019, 192 pages.
Dans cette réflexion sur les abus sexuels au sein de l’Église, Véronique Margron va au-delà de la simple critique d’un dysfonctionnement, fût-il gravissime : elle tente de déceler dans ce qui structure l’Église les racines du mal, et dans ses fondements spirituels les issues possibles d’un relèvement.