Alfonso Zardi
On se croirait revenus aux heures sombres d’il y a trente ans, lorsqu’éclata la « guerre de succession yougoslave », la Serbie refusant le départ vers l’indépendance et la souveraineté des autres républiques de la fédération qu’avait voulue et tenue d’une main de fer le maréchal Tito. Ici, face au démembrement de l’empire soviétique qu’il a subi comme la pire tragédie géopolitique du XXe siècle, le président Poutine est en train de réécrire l’histoire, en ramenant par la force, la ruse ou la menace les pays voisins sous la férule du Kremlin. Que les États en questions s’y opposent, que les peuples s’y refusent, que les traités l’en empêchent, peu importe. Seule compte sa volonté, basée sur une vision de l’histoire fausse et pourtant érigée en vérité indiscutable, bénie par l’Église d’État, exécutée par l’appareil « militaro-industriel » qu’il a patiemment reconstruit depuis vingt ans.
Nous avons vu venir, nous avons été mis en garde, nous n’avons pas compris que la menace n’était pas de l’esbroufe, que son « récit national » n’était pas du délire, que ses soldats n’étaient pas des figurines en uniforme napoléonien, bons pour des défilés hauts en couleurs, mais les outils et les premières victimes de ce déchaînement de colère et de violence.
Nous n’y avons tout simplement pas cru, car pour nous, qui vivons dans cette Europe qui cherche si laborieusement à se rapprocher et qui se construit patiemment depuis soixante-dix ans, la guerre est devenue impensable : menacer d’y recourir dans les controverses qui nous opposent occasionnellement y compris sur des sujets d’une grande importance comme l’état de droit ou les libertés fondamentales des uns et des autres, est simplement hors de notre champ mental. Il ne s’agit pas simplement, pas du tout même, de pacifisme béat qui nous empêcherait de voir la réalité telle qu’elle se construit à nos frontières ou au cœur même de nos sociétés. C’est une sorte d’évolution anthropologique qui nous a conduits en l’espace de trois générations à évacuer la guerre du champ des possibles politiques et intellectuels.
Certes, nous avons toujours des armées, mais nous nous en servons loin de nos frontières et surtout pour des opérations de lutte antiterroriste, ou de rétablissement de la paix, et sous la bannière d’une autorité supérieure, les Nations Unies ou l’Union européenne, pour la défense des grands principes sur lesquels se fonde notre coexistence dans ce grand monde. En quelque sorte, ce sont des armées « de » paix et nous construisons tout un récit en ce sens pour en justifier la nécessité et y attirer des volontaires.
La guerre de Poutine, car c’en est malheureusement une, n’est pas « notre » guerre. « Ta » guerre nous la ferons, tragiquement et d’un cœur lourd, mais tu n’auras pas notre haine. Nous refuserons de changer nos cœurs qui battent, qui pleurent, qui embrassent les victimes de ta folie, en cœurs de pierre. Tu n’auras pas notre haine, tu ne feras pas de nous des ennemis. Nous resterons tes frères, en larmes certes, mais résolus à retrouver le chemin de l’humanité dont tu veux nous détourner. Tu n’auras pas notre haine.