Coprésident de Pax Christi International, Mgr Marc Stenger est à l’origine d’un groupe de travail constitué en 2011 pour réfléchir aux questions soulevées par le site d’enfouissement de Bure et en particulier aux problèmes éthiques posés par la gestion des déchets nucléaires. Issu du premier document de 2012, le rapport de 2019 (1) vient d’être conforté dans son analyse : l’Autorité environnementale (2) critique fortement le dossier de demande d’utilité publique déposé par l’Andra (3), préalable à une demande d’autorisation de création prévue avant la fin de l’année 2021. L’évêque émérite de Troyes a bien voulu nous éclairer sur les valeurs qui ont guidé sa démarche.
Golias Hebdo : Pourquoi avoir relancé en 2019 le travail entrepris en 2011 ? M. S. : Nous souhaitions avoir un nouveau document qui colle davantage à l’actualité, être irréprochables face aux reproches ou remarques qu’on aurait pu nous faire avec une lecture datée. Depuis le document paru en 2012, le coût de Cigéo a été réévalué à la hausse, il y a eu de multiples tentatives d’amendements dans deux lois de 2015 : la loi Macron (4) et la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Nous avions également des incertitudes croissantes sur les risques d’incendie et sur la réversibilité-déstockage des déchets radioactifs prévue pour au moins cent ans. En 2014 aux Etats-Unis, un incendie non maîtrisé s’est déclaré au Wipp, centre de stockage en profondeur des déchets radioactifs. Il y a eu aussi la catastrophe écologique de Asse en Allemagne et l’impossibilité de déstockage sur le site de Stocamine en Alsace, quatorze ans après l’incendie de 2002. Sans oublier un second accident mortel dans le laboratoire de Bure en janvier 2016, après celui de mai 2012.
G. H. : Et il y a eu bien sûr Laudato si en 2015… M. S. : La deuxième encyclique du pape François, « Pour la sauvegarde de la maison commune », comporte un paragraphe entièrement consacré aux déchets, dont des centaines de millions de tonnes sont produites chaque année, en particulier les déchets hautement toxiques et radioactifs. C’est un texte qui met chacun devant ses responsabilités et nous invite à redéfinir la manière dont nous vivons nos liens avec la Terre, en particulier avec les plus vulnérables et avec les générations futures. Laudato si rappelle que l’homme doit avoir un respect particulier pour la création. Enfouir des déchets, dont la durée de vie et de nocivité se compte en centaines de milliers d’années, avec le risque d’oubli de génération en génération, est-ce respectueux de la création ? Ce sont des questions qu’on peut se poser.
G. H. : Et la lettre au président de la République… M. S. : Ce courrier du 15 juin 2021 a été envoyé au chef de l’Etat, au moment où des décisions prises prochainement pourraient avoir de graves conséquences sur l’avenir de l’humanité. Nous lui avons fait parvenir en accompagnement le dossier de 2019, « Gestion des déchets nucléaires. Réflexions et questions sur les enjeux éthiques ». Situé aux confins de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges, Bure a un impact au plan régional et il est lourd de conséquences. C’est la raison pour laquelle il est important de donner au président un point de vue de citoyen.
G. H. : Dans un avis très détaillé du 13 janvier 2021, l’Autorité environnementale s’est prononcée sévèrement sur le dossier déposé par l’Andra en août 2020, en vue de l’obtention de la déclaration d’utilité publique. Impacts environnementaux minimisés, absence d’analyse des risques accidentels, possibilité de récupérer les déchets non démontrée, dossier incomplet… rejoignent les remarques et questions exprimées par le groupe de travail dans le rapport de 2019. Comment l’expliquez-vous ? M. S. : En premier lieu, on a mis en valeur la diversité du groupe de travail, qui s’est remarquée en particulier sur la manière d’aborder les problèmes. Douze personnes, originaires des Vosges, de la Meuse, de la Haute-Marne, de l’Aube, des croyants dont deux prêtres et deux diacres, des non croyants se sont mis au travail pour réfléchir aux problèmes éthiques posés par la gestion des déchets nucléaires. Certains appartenaient à un groupe de militants qui se sont tournés vers moi et m’ont demandé si l’Eglise avait quelque chose à dire. Nous sommes arrivés à en faire la démonstration et on a pu travailler ensemble. Une certaine homogénéité d’approche est bien sûr apparue. Mon souci était de les faire travailler ensemble. Je m’honore de ne pas avoir trop mal réussi. Le fruit de ce travail a été diffusé en 2012 avant le débat public de 2013. C’est le même groupe qui a poursuivi son travail de réflexion, à l’origine du dossier de 2019.
Des espaces de dialogue ouverts à la diversité des gens, en particulier sur les questions éthiques posées par le projet d’enfouissement des déchets radioactifs, sont du ressort de l’Eglise. Je le conçois comme un modèle de dialogue possible sur des questions de société, au-delà de Bure et du nucléaire. Il faut montrer aux hommes d’aujourd’hui que l’Eglise n’est pas étrangère à leurs préoccupations. Elle doit pouvoir dire comme Térence, humani nihil a me alienum puto, « je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Chemin faisant, j’ai expliqué la démarche aux évêques de Saint-Dié, Verdun et Langres et obtenu leur appui (5).
G. H. : Vous avez placé votre démarche sous le signe de l’éthique. Comment pourriez-vous la définir ? M. S. : Pour moi, l’éthique concerne d’abord le bien commun qui s’oppose à des intérêts particuliers, une notion qui demande à être sans cesse affinée. C’est aussi l’aspect solidaire, étant entendu que la solidarité se mesure par des actions concrètes qui répondent aux besoins des personnes. La justice fait partie de l’éthique… Des choix, comme ceux qui sont en cause dans le débat sur l’enfouissement des déchets nucléaires, et plus largement le recours privilégié à l’énergie nucléaire, ont des conséquences qu’on impose à d’autres, sans qu’ils aient leur mot à dire. Bien commun, solidarité, justice, c’est tout ce qu’on doit trouver autour du projet Cigéo.
G. H. : En définitive, ne souhaitez-vous pas un arrêt du nucléaire ?
M. S. : La production des déchets engendre un choix de stockage. A partir de là, il est logique de dire que si nous n’en voulons pas, le mieux est de ne pas en produire, et donc de mettre fin au nucléaire.
Propos recueillis par Eva Lacoste – illustration Mgr Marc Stenger @ DR – Pour aller plus loin : 681. Golias Hebdo n° 681 (Fichier pdf)
- « Gestion des déchets nucléaires, réflexions et questions sur les enjeux éthiques. Pour notre génération et toutes les générations à venir », octobre 2019.
- L’Autorité environnementale est une autorité indépendante, rattachée au Conseil général de l’environnement et du développement durable, chargée d’émettre des avis sur l’évaluation environnementale des plans, programmes et projets d’envergure nationale.
- L’Andra, Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a été chargée, par la loi du 28 juin 2006, de concevoir et d’implanter le projet Cigéo, Centre industriel de stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde.
- Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron », portée par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie. Adoptée définitivement le 11 juillet 2015.
- Didier Berthet, évêque de Saint-Dié depuis 2016, Jean-Paul Gusching, évêque de Verdun depuis 2014, Joseph de Metz-Noblat, évêque de Langres depuis 2014.