« La violence juste n’existe pas »

La publication de cet ouvrage n’est pas seulement un nouveau livre de Jean-Marie Muller sur la non-violence, mais l’invitation à une large réflexion qui s’inscrit dans une actualité récente qui a vu l’Eglise « bouger » sur cette question. Ainsi, il y a un an, nous nous faisions l’écho du message du Pape François qui, lors de la journée mondiale pour la paix le 1er janvier 2017, avait délivré un important discours pour promouvoir la non-violence en tant que « style de vie ». (voir ici). « Depuis le niveau local et quotidien jusqu’à celui de l’ordre mondial, écrivait le Pape, puisse la non-violence devenir le style caractéristique de nos décisions, de nos relations, de nos actions, de la politique sous toutes ses formes ! » Cette allocution étonnante du pape au monde constituait une première dans l’histoire de l’Eglise. Car n’oublions pas que celle-ci n’a toujours pas renoncé officiellement à la théorie funeste de la guerre juste qui prévaut depuis des siècles. A rebours de cette doctrine, dans son message, le pape faisait l’éloge de l’action non-violente, en tant que force qui a déjà « donné des résultats impressionnants ».

Jean-Marie Muller ouvre sa réflexion en évoquant un événement qui a eu lieu en amont de la déclaration du Pape. Il s’agit de la conférence internationale « Non-violence et paix juste : une contribution à la compréhension de la non-violence » qui s’est déroulée du 11 au 13 avril 2016 à Rome, à l’initiative du Conseil Pontifical Justice et Paix et de Pax Christi International. Cette conférence à laquelle Jean-Marie Muller a apporté sa contribution pour faire prévaloir l’évangile de la non-violence au sein de la doctrine de l’Eglise, s’était conclue par une proposition faite au  Pape de publier une encyclique sur la non-violence. Analysant les résultats de cette réunion inédite, Jean-Marie Muller souligne que « ce qui est remarquable et probablement décisif, c’est que les participants (80 personnes, intellectuels, théologiens, évêques… du monde entier) ne se contentent pas d’ajouter un paragraphe sur la non-violence dans la doctrine de la légitime violence et de la guerre juste, mais qu’ils remettent en cause cette doctrine au nom de l’exigence de non-violence ».

La doctrine de la guerre juste qui fut la matrice de la pensée de l’Eglise sur la guerre et la paix pendant des siècles constituait une contradiction irréductible avec la parole de l’Evangile qui invite à ne pas riposter au méchant avec les mêmes armes que lui, c’est à dire avec les armes de la violence et de la guerre. « Le malheur, jusqu’à présent, souligne Jean-Marie Muller, c’est que l’Eglise, d’une part, prêchait l’amour et, d’autre part, justifiait la violence. Entre ces deux discours, il y avait un vide immense, la partie manquante étant précisément la non-violence ». C’est ce vide que la conférence de Rome a voulu remplir en montrant « le caractère central de la non-violence active dans la vision et le message de Jésus » et en soulignant qu »‘il n’existe pas de « guerre juste » ». En conclusion de leurs travaux, les participants avaient appelé à ne « plus utiliser ni enseigner la « théorie de la guerre juste », mais à « promouvoir les pratiques et les stratégies non-violentes ».

Dans ce nouvel ouvrage, Jean-Marie Muller apporte des éclairages et des repères tout à fait remarquables, tant pour compléter les réflexions délivrées par le pape dans son message du premier de l’an 2017 que pour accompagner les recommandations de la conférence internationale d’avril 2016 à Rome. Presque 50 ans après la publication de son premier ouvrage, « L’évangile de la non-violence » (1969), ce nouveau livre nous permet aussi de mesurer le chemin parcouru par l’Eglise qui semble vouloir, enfin, prendre en compte l’impératif de non-violence qui est au coeur du message de Jésus de Nazareth.

Par touches successives et bien ciblées, le lecteur s’approprie progressivement ce qu’il faut bien appeler le travail de toute une vie d’écrivain et de militant, un travail dont une large part a consisté à rechercher et débusquer les pierres d’attente de la non-violence au sein de l’Evangile afin d’interpeller les Eglises sur leurs manquements et leurs insuffisances. C’est ainsi que Jean-Marie Muller explique que l’exigence d’amour qui est au coeur du message et de la vie de Jésus est indissociable du « tu ne tueras pas » qui est son premier commandement ; c’est ainsi qu’il montre que les Béatitudes (le sermon sur la montagne) contiennent ce que l’auteur appelle « les quatre piliers de la non-violence » : la douceur, le désir de justice, la compassion et la volonté de paix. « La source est limpide » affirme-t-il sans détour, mais il faut bien admettre que l’Eglise a trop souvent oublié de s’y abreuver… Déjà Tolstoï, ce précurseur de la non-violence évangélique au 19ème siècle, affirmait : « Dans ce qu’est aujourd’hui devenu le christianisme, j’ai aperçu, en même temps que cette source d’eau pure vivifiante, une quantité de boue et de vase qui s’y trouve mêlée, et qui seule m’avait empêché jusque-là de voir la pureté de cette eau ». Cette boue et cette vase, ce sont précisément toutes les doctrines de justification de la violence et de la guerre que l’Eglise a construites au point de masquer, puis d’occulter l’essence même du message chrétien.

Avant le pape François, d’autres papes s’étaient exprimés sur la non-violence, mais davantage dans le sens d’une seule condamnation de la violence. L’Eglise s’est souvent contentée d’appels au dialogue et à la réconciliation entre les parties en conflit et invitait régulièrement les fidèles à prier pour la paix… Jean-Marie Muller, de façon très convaincante, démontre que l’amour et la vérité ne constituent pas, en elles-mêmes, des forces susceptibles d’avoir prise sur l’histoire des hommes. La non-violence ne saurait se confondre avec un certain idéalisme qui ne reconnaîtrait pas le conflit et donc refuserait d’admettre la nécessité d’une action qui s’inscrit dans la recherche d’un rapport de forces. « Le génie de Gandhi, explique Muller, c’est précisément, par la mise en oeuvre d’une stratégie de l’action non-violente, d’avoir réconcilié l’exigence spirituelle et le réalisme politique, d’avoir réuni la morale de conviction et la morale de responsabilité ».

Il admet cependant que les réflexions du pape François vont dans le bon sens quand celui-ci affirme que « le conflit ne peut être ignoré ou dissimulé » et qu’ »il doit être assumé ». Dans cette perspective, peut ainsi s’esquisser une troisième voie, entre la résignation et la violence, qui est celle de l’action non-violente. Jean-Marie Muller, dans un remarquable développement sur la libération des animaux du temple par Jésus, montre que le sage de Nazareth ne s’est pas contenté de prêcher, mais qu’il a agi, sans violence, pour faire cesser les activités criminelles des marchands du temple. Ce faisant, il a assumé le conflit en dénonçant ouvertement les traditions établies de son époque (les pratiques sacrificielles) qui, selon lui, ne pouvaient être légitimes au regard de l’exigence d’amour et de bonté.

Afin d’enraciner dans l’histoire récente l’exigence évangélique de non-violence, Jean-Marie Muller revisite les parcours et les écrits de personnalités qui ont été des témoins actifs de la non-violence, tout particulièrement Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King et les moines de Tibhirine. Ces témoins ont déconstruit en pensée et en action toutes les idéologies religieuses et politiques qui légitiment la violence pour une cause juste. Car utiliser la violence pour défendre une juste cause ne rend pas cette violence juste pour autant. Tout est dit dans le titre de l’ouvrage : « La violence juste n’existe pas ». C’est pourquoi il faut se décider à « oser la non-violence »… Jean-Marie Muller rappelle les démarches, les attitudes et les actions non-violentes que ces remarquables témoins ont mis en oeuvre pour défendre, au coeur des conflits, la dignité de l’homme et pour agir pour la paix.

Ce nouveau livre de Jean-Marie Muller mérite une large audience et pas seulement auprès des catholiques. Car le pape François, en introduisant « une rupture dans la pensée de l’Eglise », a très certainement ouvert de « nouveaux chemins » sur les questions de guerre et de paix, de violence et de non-violence. Pour Muller, « le plaidoyer du pape en faveur de la non-violence est décisif, dès lors que, jusqu’à présent, l’Eglise a ignoré la non-violence en s’abritant derrière une théorie de la violence légitime et de la guerre juste ». Cette « véritable révolution copernicienne » aura-t-elle des conséquences pour demain ou après demain sur la paix du monde ? Le réalisme nous oblige à entrevoir une réponse prudente à cette question. Mais prendre toute la mesure de cet événement, comme l’a fait Jean-Marie Muller, est certainement une source d’espérance et une invitation à l’action, dans un monde toujours aussi malade des violences et des guerres considérées encore, et plus que jamais, comme “justes”

Jean-Marie Muller,

fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-Violente (MAN), philosophe, conférencier et écrivain internationalement reconnu, il a publié de nombreux ouvrages, dont :Désarmer les dieux et le Dictionnaire de la non-violence, parus en poche aux éditions du Relié